Scandale sous l’uniforme

Élégance, hiérarchie et séduction dans les casernes françaises de la Belle Époque

Sommaire

Le couple pose devant ce qui pourrait être l’appareil d’un photographe ambulant. On devine l’élégance recherchée de la jeune femme dont les cheveux relevés forment un chignon Belle Époque. À ses côtés se tient un homme en uniforme militaire dont le galon et le numéro cousu au col indiquent qu’il est sergent dans le 43e régiment d’infanterie. Ce portrait d’un couple n’est guère différent d’autres photographies conservées dans les albums de familles françaises à la fin du xixe siècle. Et pourtant, parce que présente dans les archives militaires du Service historique de la défense, elle révèle un épisode bien plus complexe que ne laisse croire à première vue cette image ordinaire.

1. Archives du conseil d’enquête du 43e régiment d’infanterie, Service historique de la défense.
Ill.1. Archives du conseil d’enquête du 43e régiment d’infanterie, Service historique de la défense.

Cette photographie est conservée dans un dossier d’archive militaire consacré au sergent Palmade et à sa femme, Juliette Palmade, couturière à Lille. Jugé pour le triple motif d’« indignité », de « faiblesse » et de « manque de caractère », le sergent Palmade y est accusé d’avoir laissé sa femme découcher et entretenir des relations intimes avec des gradés du régiment. Le colonel du 43e régiment d’infanterie, informé des infidélités de Madame Palmade, décide en 1912 de réunir le conseil d’enquête du régiment pour faire toute la lumière sur cette affaire, il en va de l’honneur et de la réputation du régiment.

 Les officiers veulent en effet éviter à tout prix un scandale public, relayé par la presse, car les rumeurs vont bon train dans la caserne lilloise qui héberge le 43e régiment d’infanterie. La femme du sergent y est soupçonnée – « dit-on » – d’avoir « aidé » deux sous-officiers à dépenser leur prime de rengagement. Un autre soldat, parti dans l’infanterie coloniale, se serait également vanté d’avoir eu des relations intimes avec Madame Palmade. L’intervention des officiers vise donc à restaurer un ordre moral compromis par les transgressions supposées de Juliette Palmade. Dans ces casernes où la présence des femmes est devenue plus rare avec la disparition progressive des cantinières à partir de 1905, ces relations extra-conjugales mettent en péril la bonne entente des cadres et l’autorité de ces derniers sur la troupe. En défendant ce sanctuaire de la masculinité contre la menace du désordre féminin, les officiers font valoir une conception traditionnelle des rôles féminins et masculins au moment même où la liberté des femmes dans le foyer conjugal devient source d’inquiétude pour les contemporains. En ce sens, les témoignages recueillis sont accablants : le sergent aurait versé à sa femme l’intégralité de sa solde –  dépensée dans l’achat de toilettes – et, d’après l’un de ses camarades, « il lui arrivait fréquemment de faire lui-même la cuisine » (sic).

L’élégance recherchée de Juliette Palmade est un autre motif d’accusation. En effet, la jeune couturière porte des toilettes distinguées très au-dessus de son rang et de ses moyens financiers. En témoignent sur la photographie la jupe à plusieurs pans, alors très à la mode, mais également l’encolure en dentelles, relativement basse, et les manches relevées qui en font une toilette tapageuse pour la Belle Époque, destinée davantage aux intérieurs bourgeois qu’à être portée, dans la rue et sans chapeau, par une simple couturière (Ill.2).

Ill. 2. Planche extraite de « La couturière parisienne », 1er janvier 1912. Source : Gallica/BnF.
Ill. 2. Planche extraite de « La couturière parisienne », 1er janvier 1912. Source : Gallica/BnF.

Au vu de l’élégance de sa toilette, les officiers en déduisent que Juliette Palmade est une femme entretenue par ses amants. Bien plus, la passivité du sergent Palmade, jugée suspecte, pourrait dissimuler une forme de proxénétisme. Le fond de l’enquête et des délibérations porte donc sur la question de savoir comment le sergent Palmade a, selon les mots du colonel, « accepté pendant longtemps de vivre au milieu du luxe, avec une femme portant des toilettes très élégantes, qu’il savait très bien ne pas avoir les moyens de lui payer ».

Le sous-officier parvient néanmoins à dissiper les malentendus. Les étoffes ont bien été achetées avec sa solde mais les travaux de broderie et de couture sont de la main de sa femme, modiste, et de sa mère, couturière parisienne, qui selon les mots du sergent, « s’efforçait, par amour propre, d’habiller sa belle-fille selon la dernière mode ». À titre de preuve, la mère du sergent envoie un échantillon de broderie conservés dans les archives du conseil d’enquête (Ill. 2). Disculpé, le sergent n’en est pas moins fortement encouragé par sa hiérarchie à s’engager dans les troupes coloniales et à divorcer de sa femme au terme d’un constat d’adultère.

Ill.3. Échantillons de broderie remis au conseil d’enquête. Archives du conseil d’enquête du 43e régiment d’infanterie, Service historique de la défense.
Ill.3. Échantillons de broderie remis au conseil d’enquête. Archives du conseil d’enquête du 43e régiment d’infanterie, Service historique de la défense.

La photographie du couple et le dossier d’instruction qui l’accompagne constituent bien une archive pour l’histoire des rapports de classe et de genre dans l’armée française. Car cette enquête minutieuse, centrée sur les vertus et les toilettes de Juliette Palmade, révèle la délimitation plus stricte de la place des femmes dans l’espace masculin des casernes avant 1914. La hiérarchie militaire ne tolère plus les « femmes à soldats », qu’elles soient épouses, concubines, maîtresses, prostituées et cantinières encore nombreuses dans les armées européennes au début du siècle. L’exclusion des femmes de la sphère publique et la volonté de discipliner les casernes ont imposé au xixe siècle une séparation plus nette entre, d’une part, le recours à la prostitution – désormais réglementée – et, d’autre part, l’encouragement au mariage pour moraliser les gradés. Assurément, Juliette Palmade n’entre dans aucun des rôles définis par l’institution militaire. Soupçonnée d’être prostituée, elle ne correspond pas au portait idéal de l’épouse de sous-officier : celui d’une femme honnête et modeste, soumise, comme son mari, à l’ordre symbolique de la hiérarchie sociale et militaire.

Pour cette raison, la photographie intime du couple devient une archive pour l’institution militaire qui la présente comme pièce conviction. Sans la volonté de constituer et de conserver ce dossier d’instruction, la signification de cette image – si ce n’est la photographie elle-même – serait sans doute perdue après avoir été conservée et abandonnée au fil des déménagements, des décès et des héritages. C’est, paradoxalement, le dépôt dans l’archive militaire qui sauve de l’oubli ce moment qui a bien eu lieu : la pose avantageuse de Juliette Palmade dans ce qui semble être une arrière-cour de maison lilloise, le désir d’émancipation d’une jeune couturière qui avait voulu ce jour-là, devant l’objectif, garder le souvenir de son élégance de grande dame.

Citer cet article

Mathieu Marly , « Scandale sous l’uniforme », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 10/03/22 , consulté le 24/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21769

Bibliographie

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Marly, Mathieu, Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, PUR, 2019.

Marly, Mathieu, « L’armée a-t-elle peur des femmes ? La “condition féminine” au miroir des armées européennes au xixe siècle », dans Françoise Berger, Anne Kwasckik (dir.), La condition féminine. Féminismes et mouvements de femmes aux xixe-xxe siècles, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2016.

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Sohn, Anne Marie, Chrysalides. Femmes dans la vie privée (xixe-xxe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.