Le droit de vote des femmes

Le passage de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine se caractérise par l’affirmation progressive d’une société de citoyens, qui supplante la société d’ordres et les monarchies de droit divin. Dans les régimes représentatifs qui voient progressivement le jour en Europe au xixe siècle, la volonté générale s’exprime par le vote du corps électoral. Or, les femmes sont longtemps exclues de la citoyenneté à grand renfort d’arguments, qui révèlent une vision hiérarchisée du rapport des sexes. Désireuses de participer aux affaires de l’État, notamment à l’élaboration des lois que jusqu’alors elles ne font que subir, certaines d’entre elles créent des associations, et bientôt des mouvements suffragistes, à l’échelle nationale et internationale. Des décennies de luttes et de lobbying aboutissent, au cours du xxe siècle, à l’obtention du droit de vote par les femmes dans les différents États européens, à des rythmes variables selon le contexte politique national.

Emmeline Pankhurst, leader des suffragettes britanniques, arrêtée aux abords du Buckingham Palace alors qu’elle tentait de présenter une pétition au roi Georges V en mai 1914. Source : Wikimedia Commons.
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Le concept de citoyenneté repose sur les notions de liberté individuelle et d’égalité développées au xviiie siècle, qui marquent une rupture avec la représentation des sociétés fondées sur des inégalités dites naturelles. Aussi bien les conceptions républicaines que libérales de la citoyenneté reposent sur la fiction de l’indépendance (économique, personnelle) et de l’autonomie (intellectuelle) du sujet politique. Or, les théoriciens des sociétés civiles comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Emmanuel Kant (1724-1804), qui apportent un socle théorique à la représentation des sphères masculine et féminine, attribuent ces qualités aux hommes, tandis que les femmes sont cantonnées à la sphère de la domesticité, pensée à la fois comme opposée et subordonnée à la sphère publique. Cette répartition sexuée au fondement des démocraties modernes tient lieu pendant longtemps de justification de l’exclusion des femmes de la citoyenneté.

Ainsi, après la Révolution française qui accorde aux femmes l’égalité civile mais leur refuse les droits politiques, la plupart des maîtres à penser en Europe continuent de leur dénier le droit et l’aptitude au vote. Pour les théoriciens du libéralisme primitif, comme le réformateur écossais James Mill (1773-1836), les femmes sont représentées par les hommes de leur famille, pères, frères ou maris, ce que traduit le suffrage censitaire de la Restauration et de la monarchie de Juillet en prenant en compte la fortune qu’elles apportent. Mais pour les défenseurs du droit de vote féminin, parmi lesquels John Stuart Mill (1806-1873), fils de James, il est impossible à un sexe de représenter les intérêts de l’autre sexe, tout comme il est impossible à une classe sociale de défendre ceux d’une autre classe. Les adversaires du suffrage féminin arguent par ailleurs du fait que les femmes ne portent pas les armes, un critère usuel d’accès à la citoyenneté. La féministe allemande Hedwig Dohm (1831-1919) rétorque que, si les hommes sur le champ de bataille risquent leur vie pour leur pays, les femmes le font également à chaque couche. Convaincus de l’existence de frontières « naturelles » entre les aptitudes des deux sexes, la plupart des anti-suffragistes pensent enfin que les femmes perdront leurs qualités propres en exerçant le droit de vote. Étendre aux femmes les droits et les devoirs du citoyen menacerait ainsi le bon fonctionnement de la famille et, pour finir, de l’État.

Si l’organisation de mouvements suffragistes est tardive, des voix se font entendre dès la Révolution française pour l’admission des femmes au droit de cité : après le mathématicien et philosophe français Nicolas de Condorcet (1743-1794), Olympe de Gouges (1748-1793) et sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791), Mary Wollstonecraft (1759-1797), femme de lettres anglaise, le haut fonctionnaire prussien Theodor G. von Hippel (1741-1796). Au fil du xixe siècle, à l’occasion de débats sur la réforme du système électoral dans leur pays, comme en Angleterre en 1832 et en 1867, des femmes prennent au mot la notion de représentation politique et demandent aux parlements et aux partis le droit de vote afin de voir leurs intérêts représentés. Lors du printemps des Peuples, qui agite une majeure partie des États européens en 1848 et auquel des femmes participent, elles revendiquent un suffrage véritablement universel et non celui déclaré comme tel par la Seconde République en France qui met en place une démocratie exclusive où seuls les hommes de plus de 21 ans sont concernés. De plus, une fois la révolution écrasée et l’ordre rétabli (en Prusse, Saxe, Autriche, etc.), les lois sur les associations et la presse sont durcies spécialement à leur encontre.

Puisque les gouvernants restent sourds à leurs revendications, des femmes s’organisent pour leur cause, à partir des années 1860, et forment des associations suffragistes régionales puis nationales. Après la création d’une fédération aux États-Unis en 1890, la National Union of Women’s Suffrage Societies est créée en Grande-Bretagne en 1897, le Deutscher Verein für Frauenstimmrecht en Allemagne en 1902 et l’Union française pour le suffrage des femmes en France en 1909. Ces organisations sont membres de l’Association internationale pour le suffrage des femmes, qui, fondée à Berlin en 1904, se présente comme un mouvement pour les droits humains.

Le consensus qui unit ces mouvements peine cependant à surmonter les lignes de partage qui les traversent : souvent, la conscience de classe l’emporte sur celle de genre, empêchant le rapprochement entre associations féminines issues des milieux bourgeois et ouvriers, en Allemagne, en Autriche-Hongrie ou en France. De plus, dans les États pluriethniques comme ceux de la monarchie danubienne où s’affrontent les minorités nationales, les femmes se mobilisent séparément. Enfin, des considérations idéologiques et stratégiques divisent le mouvement suffragiste. Certaines militantes mettent en avant des arguments d’égalité ; d’autres insistent sur l’apport à la vie de la cité de qualités considérées comme spécifiques aux femmes. Majoritairement légalistes, les suffragistes utilisent la pétition, la manifestation pacifique ou le banquet républicain. Mais certaines, comme les « suffragettes » anglaises, une minorité que désapprouve la majorité modérée, optent pour la désobéissance civile, voire pour la violence, afin d’attirer l’attention du public sur leurs revendications. De son côté, le mouvement des ouvrières organise en 1911 à l’initiative de l’Allemande Clara Zetkin (1857-1933) une journée internationale des femmes. Le mouvement suffragiste est à la fois à son apogée et dans une impasse à la veille de la Première Guerre mondiale.

Alors que le droit de vote est déjà accordé aux femmes dans plusieurs États américains depuis 1869, la Finlande franchit le pas en 1906 à la faveur d’une réforme instaurant un parlement élu au suffrage universel. Suivent la Norvège en 1907 (avec un cens électoral jusqu’en 1913), et le Danemark puis l’Islande en 1915. La Première Guerre mondiale fait advenir les conditions qui permettent l’introduction du droit de vote dans plusieurs pays : la Russie en 1917 (suite à la révolution), la Lettonie, l’Estonie, la Pologne, le Royaume-Uni (avec, jusqu’en 1928, des restrictions d’âge notamment), l’Allemagne et l’Autriche (suite aux renversements des monarchies et à l’instauration de républiques) en 1918, suivis des Pays-Bas et du Luxembourg en 1919. En Espagne en 1931, la Seconde République à peine instaurée accorde aux femmes le droit de vote, malgré les objections de la députée féministe Victoria Kent (1891-1987). Arguant du rôle joué par les Françaises pendant la guerre et de leurs qualités spécifiques, l’Assemblée consultative d’Alger octroie en avril 1944 le droit de vote aux femmes, conformément aux souhaits du général de Gaulle. En Grèce, il faut attendre l’institution d’une monarchie parlementaire pour que le suffrage devienne universel dans la Constitution de 1952. Ces cas soulignent l’importance des contextes politiques nationaux dans l’octroi de ce droit, ainsi que le rôle joué par les deux guerres mondiales. Mais plus qu’une récompense, l’acquisition du droit de vote par les femmes est une conquête des mouvements suffragistes qui l’ont revendiqué et préparé des décennies durant.

Citer cet article

Anne-Laure Briatte , « Le droit de vote des femmes », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12266

Bibliographie

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Rodríguez-Ruiz, Blanca, Rubio-Marin, Ruth (dir.), The Struggle for Female Suffrage in Europe : Voting to Become Citizens, Leyde, Koninklijke Brill, 2012.

Vidéos INA

Enquête sur les causes profondes de la sous-représentation des femmes en politique en France. ORTF. 1973.

Interview de Louise Weiss, candidate aux législatives dans le 5e arrt de Paris, PTT, 1936

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