Les États-providence européens et la question du genre

La mise en place, depuis la fin du xixe siècle, de systèmes de protection sociale en Europe s’est effectuée dans le contexte d’une différenciation des rôles masculins et féminins dans la famille. Les droits accordés aux femmes sont ainsi souvent des droits dérivés de l’activité du mari et non des droits propres. Mais les États-providence ont aussi ouvert aux femmes des opportunités d’emploi, accroissant leurs possibilités de subvenir à leurs besoins sans l’aide d’un conjoint.

Ces systèmes varient largement selon les pays et, dans le cadre de l’Union européenne, restent de la compétence des États membres. On peut distinguer néanmoins des systèmes « bismarckiens », financés par des cotisations et gérés par les partenaires sociaux, et des systèmes « beveridgiens », financés par l’impôt et gérés par l’État. On les distingue aussi selon le degré d’autonomie qu’ils offrent aux salariés par rapport au marché du travail, et aux femmes par rapport aux structures familiales.

Affiche de la Fédération nationale catholique. Source : Coll. CEDIAS-Musée social.
Brochure du National Health Service, Écosse, mai 1948. Source : Wikimedia Commons
Timbre de commémoration des 100 ans d’assurances sociales. Graphisme de Coordt von Mannstein pour la Deutsche Bundespost, RFA, 1981. Source : Wikimedia Commons
Sommaire

En Europe, églises, hôpitaux, asiles, œuvres charitables, paroisses, confréries, corporations, ont longtemps assuré une certaine prise en charge des enfants abandonnés, des veuves et des orphelins, des malades, des mourants, des indigents. C’est seulement avec le développement du salariat à la fin du xixe siècle qu’ont été mis en place des systèmes de protection sociale généralisée par l’assurance obligatoire contre les risques d’absence ou de perte de revenu en raison de l’âge, d’un accident, d’un handicap ou d’une maladie. Ces systèmes protègent en fait davantage les hommes, présents sur le marché du travail de façon plus continue. Mais ils ont aussi offert aux femmes de nombreux emplois dans les domaines de la gestion de ces systèmes et des soins aux assurés.

Les élites féminines du début du xxe siècle ont, dans nombre de pays, mis l’accent sur la fonction sociale de la maternité pour réclamer l’égalité entre les sexes, des droits civils pour toutes les femmes et des droits sociaux pour les mères. Mais le « risque maternité » n’a pas été pris en compte en tant que tel lors de la mise en place des systèmes de protection sociale, qui s’est partout effectuée dans le contexte de l’affectation prioritaire des hommes au travail salarié et des femmes au travail domestique, à la maternité et au soin des personnes dépendantes. Les droits accordés aux femmes ne sont ainsi pas toujours des droits propres mais des droits dérivés de l’activité du mari.

Les systèmes qui ont peu à peu remplacé ou complété la philanthropie et l’assistance par des assurances obligatoires varient très largement d’un pays européen à un autre, selon les catégories de population et les risques couverts, selon le mode de financement et le mode de gestion, mais aussi selon le degré d’autonomie par rapport au marché du travail ou aux structures familiales que ces systèmes autorisent aux assurés.

Pour s’y repérer, on oppose ainsi souvent les systèmes dits bismarckiens et les systèmes dits beveridgiens. Les premiers s’inspirent du système que le chancelier Bismarck (1874-1965) a imposé à l’Allemagne dans les années 1880 pour désamorcer la contestation socialiste face à la misère ouvrière. Ce système reposait sur le principe de l’assurance obligatoire (contre les risques de maladie, d’accidents, de vieillesse et d’invalidité), sur la proportionnalité entre salaires et cotisations, ainsi qu’entre cotisations et prestations, et sur la gestion paritaire des caisses par les employeurs et les assurés.

Au début du xxe siècle, l’Autriche, la Hongrie et les pays scandinaves ont adopté ces mêmes principes. En France, le droit à l’assistance, proclamé par la Révolution, a été mis en œuvre dans les années 1890 par les grandes lois républicaines sur l’assistance publique. Dans les décennies suivantes, les principes bismarckiens y ont également été adoptés en matière de retraites ouvrières et paysannes et d’assurances sociales, tandis que les préoccupations natalistes entraînaient une politique particulière de protection de la maternité et la généralisation, en 1932, des allocations familiales.

La Grande-Bretagne possédait, depuis le début du xviie siècle, un dispositif national d’assistance géré par les paroisses, la Poor Law, reposant, depuis 1834, sur le principe dit de less eligibility : l’aide apportée ne devait jamais procurer au bénéficiaire un sort meilleur que celui qu’il pourrait obtenir en travaillant. Dans les années 1908-1914, cette nouvelle loi des pauvres a été complétée par un régime national de pensions de vieillesse, d’un montant uniforme et très modique, financé par l’impôt. Le principe bismarckien de l’assurance obligatoire est cependant alors adopté pour la protection contre la maladie et le chômage, mais cotisations et prestations – individuelles et aux montants semblables pour tous – visent à prévenir l’indigence plutôt qu’à garantir un certain maintien du revenu.

Le projet d’assurances sociales élaboré pendant la Seconde Guerre mondiale par l’économiste William H. Beveridge (1879-1963) à la demande de Winston Churchill (1874-1965) s’articule autour d’un système universel et unifié géré par l’État, reposant sur l’impôt, offrant des prestations limitées mais l’accès gratuit au Service de santé national. Il s’inscrit dans le projet de création, une fois la paix revenue, d’un nouvel ordre mondial démocratique, mettant les citoyens à l’abri du besoin.

Les années d’après-guerre et de plein emploi – dites les Trente Glorieuses – ont vu ainsi se généraliser dans le nord et l’ouest de l’Europe les systèmes de protection sociale connus sous le nom d’États-providence ou de Welfare States, qui ont pu être considérés comme « une des spécificités majeures de l’histoire contemporaine des sociétés européennes ».

S’intéressant au degré de liberté que ces différents systèmes autorisaient à l’égard du marché du travail, l’économiste et sociologue danois Gosta Esping-Andersen a proposé de distinguer : le régime libéral, qui constitue un simple filet de sécurité et accorde un grand rôle régulateur au marché (Irlande, Royaume-Uni) ; le régime social-démocrate, qui offre la plus grande protection et permet la plus grande distance à l’égard du marché (Scandinavie) ; entre les deux, le régime corporatiste ou conservateur de l’Europe continentale (Allemagne, Autriche, Benelux, France, pays Baltes et, plus tardivement et dans une moindre mesure, pays de l’Europe du Sud).

Cette classification, oublieuse de la dimension du genre, ne prenait pas en compte le degré d’autonomie que les différents systèmes autorisaient aux citoyennes ou aux travailleuses en leur permettant de subsister sans dépendre d’un conjoint. À la suite du débat initié par la sociologue anglaise Jane Lewis, les féministes ont ainsi appelé à distinguer les États-providence selon le degré de « défamilialisation » qu’ils autorisent : faible dans les systèmes reposant sur un modèle de ménages à un seul actif (Irlande, Espagne, Italie), modéré pour les modèles à un actif et demi (Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède) ou élevé pour les modèles à deux actifs (Danemark, Suède).

Les pays de l’Europe de l’Est ont aussi, pendant la période communiste, assez largement adopté un modèle à deux actifs, avec une importante prise en charge collective de la petite enfance pour encourager la natalité tout en permettant la mobilisation de la main-d’œuvre féminine. Une protection minimale pour tous les citoyens, de la naissance à la mort, était en principe, comme en URSS, assurée par le budget général de l’État. Gérée souvent dans le cadre des entreprises nationalisées, elle s’est avérée très dépendante des aléas économiques et budgétaires. Les principes bismarckiens, adoptés par plusieurs de ces pays, comme la Hongrie, avant la Seconde Guerre, ont largement présidé aux réformes de la protection sociale après la chute du Mur et l’entrée de ces pays dans l’Union européenne.

La construction européenne n’a pas mis fin à la grande diversité des systèmes et de leurs évolutions, car les politiques sociales et familiales sont restées de la compétence des États membres. Cependant, le principe de l’égalité entre hommes et femmes, constituant un des principes fondamentaux de cette construction, a permis des avancées en matière de congés de maternité et de congés parentaux et, en 2006, l’Union européenne a posé le principe de l’intégration de la question du genre dans toutes les politiques européennes et nationales.

Citer cet article

Nadine Lefaucheur , « Les États-providence européens et la question du genre », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12289

Bibliographie

Lefaucheur, Nadine, « Maternité, famille, État », dans Georges Duby, Michelle Perrot, Françoise Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome V, Le xxe siècle, Paris, Plon, 2002, p. 555-580.

Letablier, Marie-Thérèse, « Régimes d’État-providence et conventions de genre en Europe », Informations sociales, no 151, 2009, p. 102-109.

Martin, Claude, « La comparaison des systèmes de protection sociale en Europe. De la classification à l’analyse des trajectoires des États-providence », Lien social et politiques. RIAC, no 37, 1997, p. 145-155.

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Les députés sociaux-démocrates Miina Sillanpää et Santeri Nuorteva lors de la première session du Parlement en 1907. Source : Société Miina Sillanpää
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