Les femmes « diplomates » en Europe de 1815 à nos jours

Exclues de la politique, les femmes s’immiscent dans le secret de la diplomatie lors des mondanités du congrès de Vienne de 1815, dans les salons intellectuels et à partir de 1830 dans les ambassades à l’ombre de leur époux. Au lendemain de la Grande Guerre, la carrière diplomatique s’ouvre progressivement à elles, mais les résistances des hommes qui regardent la diplomatie comme leur pré carré expliquent la lenteur de la féminisation de la profession.

Alexandra Kollontai (1872-1952), dans le bureau de la légation soviétique à Oslo, 1923.
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Exclues, lorsqu’elles ne sont pas souveraines, de la sphère politique, les femmes ne peuvent intervenir officiellement dans la diplomatie, mais leur influence, grâce à leurs salons et leurs réseaux familiaux et amicaux, est indéniable à partir du congrès de Vienne (18 septembre 1814-9 juin 1815). Ainsi, l’Autrichienne Wilhelmine de Sagan, fille du duc de Courlande, doit son rôle à la grande amitié qui la lie à Metternich. Pleinement conscient des interdits imposés au sexe féminin, le représentant autrichien lui déclare : « Si tu étais un homme… tu serais ambassadeur et moi ministre. » Grâce à elle, celui-ci réussit plus aisément à réaliser ses plans politiques et à conclure une alliance contre Napoléon. On prétend que le négociateur français, Talleyrand, prenait conseil auprès de la cadette, Dorothée, épouse de son neveu Edmond de Talleyrand. Celle-ci contribue, par sa présence au congrès de Vienne, à rétablir une image positive de la France.

À côté de ces femmes de naissance princière, Fanny von Arnstein, issue d’une famille berlinoise de riches banquiers, ouvre à Vienne un salon intellectuel dans la tradition des Lumières fréquenté par des hommes d’influence comme Wellington, Talleyrand, Hardenberg ou Varnhagen. À la suite du congrès de Vienne, la diplomatie tient une place primordiale dans les relations internationales. Dans ce contexte, les femmes des ambassadeurs peuvent être amenées à jouer un rôle dans l’ombre de leur mari. Aussi, leurs qualités sociales et mondaines sont-elles prises en considération lors de la nomination de leur époux comme ambassadeur. Dorothea von Benckendorff, épouse du prince de Lieven, intervient dans les transactions politiques outre-Manche pendant le mandat de son mari, ambassadeur de Russie dans la capitale anglaise de 1812 à 1834. Sous le Second Empire, Pauline de Metternich, l’épouse de l’ambassadeur autrichien à Paris, renoue avec la politique de son grand-père, Metternich, et essaie de consolider les relations franco-autrichiennes pour maintenir la paix et renforcer la puissance de l’Autriche face à la Prusse. Amie de l’impératrice Eugénie, elle exerce son influence tant dans les réceptions des Tuileries ou les sorties de Compiègne que dans son salon de l’hôtel de Matignon alors ambassade d’Autriche. Mélanie de Pourtalès, proche de l’impératrice et de Pauline de Metternich accueille dans son château strasbourgeois de la Robertsau les personnalités de toute l’Europe et s’efforce après la guerre de 1870 de réconcilier la France avec l’Allemagne et l’Autriche tout en conservant à l’Alsace sa spécificité. C’est par le biais de leur engagement pacifiste, et souvent féministe, que des femmes tentent dès lors de faire pression sur les orientations diplomatiques. Ainsi, la pacifiste radicale autrichienne Bertha von Suttner (1843-1914) participe au congrès universel de la paix de Berne en 1892 où elle défend l’idée d’une union des États européens dont Richard Nikolaus de Coudenhove-Kalergi s’inspire quelques années plus tard. Auteure en 1899 de Bas les Armes, son engagement pour la paix est récompensé par le prix Nobel de la paix en 1905.

Au lendemain de la Grande Guerre, les régimes communistes se singularisent par la promotion des femmes dans la diplomatie. En Hongrie, le 18 novembre 1918, le président Mihály Károlyi nomme la suffragiste Rózsa Bédy-Schwimmer comme son « envoyé extraordinaire et ministre chargé de mission » à Berne. Elle est néanmoins révoquée dès le 18 janvier 1919, sous la pression des États-Unis, de la France et des anciens États de la monarchie austro-hongroise. Disposant de lettres de créances, la féministe révolutionnaire bolchevik soviétique, Alexandra Kollontaï est la première femme ambassadrice, nommée en 1924 en Norvège.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la carrière diplomatique, jusque-là réservée aux hommes, s’ouvre enfin aux femmes. En Autriche, elles peuvent à partir de 1918 suivre des cours de la « Konsularakademie ». En France, le concours du Quai d’Orsay est ouvert aux femmes grâce à l’initiative de Suzanne Grinberg et de Luce Camuzet. Le 15 février 1928, un paragraphe complète le décret de 1828 : il  explique clairement que les femmes ne jouissant pas de « leurs droits de citoyenne » ne peuvent exercer tous les services au sein d’une ambassade et « seront affectées à des emplois de l’administration centrale ou des services annexes ». Au concours de 1929, Suzanne Borel, admissible, se glisse « par une porte entrebâillée », comme elle le rappellera dans le titre éponyme de son ouvrage de 1972. Lauréate en 1930, elle devient attachée d’ambassade puis secrétaire d’ambassade de deuxième classe en 1933, mais faute d’être citoyenne de plein droit, elle ne peut embrasser une véritable carrière consulaire comme ses collègues masculins. Ceux-ci ont du reste exercé un recours devant le Conseil d’État et le ministère des Affaires étrangères ne recrute plus aucune femme diplomate jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec l’acquisition du droit de vote le 21 avril 1944, les femmes peuvent embrasser l’ensemble de la carrière, même si un plafond de verre bloque encore leur ascension.

Au Royaume-Uni, le rôle joué pendant la Seconde Guerre mondiale par l’orientaliste Freya Stark en Irak ou la fonctionnaire Mary McGeachy à Washington conduit à autoriser officiellement les femmes à passer les concours du Foreign Office à partir de 1946. Ce n’est toutefois qu’en 1972 que l’interdiction du mariage pour les femmes diplomates est supprimée. En Irlande, où la carrière diplomatique ne s’ouvre aux femmes qu’au lendemain de la guerre, Josephine Mc Neill est la première Irlandaise nommée ambassadrice en 1950 : elle prend la tête de la représentation diplomatique aux Pays-Bas. En Espagne, l’interdiction de recruter des femmes diplomates est levée en 1962, mais la première Espagnole ambassadrice n’est nommée qu’en 1971. En Italie, les concours d’accès à la carrière diplomatique ne sont ouverts aux femmes qu’en 1963. Marcelle Campana, d’abord première femme consule générale à Toronto en 1957, est la première ambassadrice française : elle est nommée à Panama en 1972. La première ambassadrice hongroise, Anna Bebrits, est, quant à elle, accréditée aux Pays-Bas en 1974. L’Union européenne fait une place aux femmes diplomates en intégrant la dimension du genre dans l’ensemble de ses politiques (gender mainsteaming). La nomination de la Britannique Catherine Ashton en 2009 au poste de haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité est un signe politique. Elle est remplacée en 2014 par l’Italienne Federica Mogherini.

La féminisation de la profession est toutefois très lente. Dans les années 1990, seuls 11 % des ambassadeurs sont des femmes au Royaume-Uni. En France, les ambassadrices, appellation officielle depuis 2002, forment moins de 14 % des effectifs. Pour autant, la conciliation de la vie familiale et de la carrière constitue un obstacle plus important pour les femmes et la diplomatie demeure encore souvent un métier d’hommes.

Citer cet article

Julie Anne Demel , « Les femmes « diplomates » en Europe de 1815 à nos jours », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/03/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12323

Bibliographie

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Dénéchère, Yves (dir.), Femmes et diplomatie. France xxe siècle, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2004.

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