La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), issue du traité de Paris signé le 18 avril 1951, est un monde d’hommes, des « pères fondateurs » à la mise en commun des industries lourdes dont la CECA a la charge (charbonnages et sidérurgie). Son image vertueuse – faiseuse de paix et de réconciliation européenne – est essentiellement masculine. Où sont les femmes dans cette première communauté ? Invisibles, elles travaillent pourtant dans l’ombre des pères fondateurs et des dirigeants européens pendant plusieurs décennies.
La CECA, mère des communautés européennes
La première des communautés européennes est devenue au fil des décennies, dans le discours institutionnel (documents commémoratifs, brochures, etc.), la « matrice » originelle de la construction européenne. La filiation est entretenue par l’Union européenne (UE) d’aujourd’hui, en quête de légitimité face à la contestation dont elle fait l’objet.
La CECA est souvent présentée comme une révolution pacifique qui marque la fin d’une période belliqueuse de l’histoire de l’Europe. Elle est a posteriori considérée comme la première pierre d’un édifice européen qui s’est développé ensuite, même si, en 1950, personne n’imagine vraiment que cette petite communauté sectorielle, sans le Royaume-Uni qui est l’une des principales puissances économiques et industrielles européennes, aura un tel succès. La CECA est l’œuvre fondatrice, le « début de l’Europe » (Jean Monnet), bien plus que les nombreux autres projets et organisations de l’après-guerre (Conseil de l’Europe, Organisation européenne de coopération économique, etc.). La CECA est même devenue patrimoine commun – il existe ainsi une rue de la CECA à Dudelange, au Luxembourg.
La première image de la CECA, la plus durable peut-être, est celle de la conférence de presse qui appelle à sa création, le 9 mai 1950, tenue par Robert Schuman (1886-1963), ministre français des Affaires étrangères. Les idéaux associés à la construction européenne sont déjà présents dans la déclaration Schuman : paix, démocratie, solidarité, réconciliation. De plus, la communauté a un premier « père », un visage, celui de Robert Schuman et un autre indissociable, celui de Jean Monnet. La CECA profite ainsi de l’aura des « grands hommes » (Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, Jean Monnet) qui l’ont lancée. En 1952, les gouvernements des six États membres nomment J. Monnet (1888-1979), qui a élaboré le projet de pool charbon-acier et conduit les négociations en 1951, à la tête de la Haute Autorité de la CECA (il la quitte en 1955). Il incarne presque à lui seul la CECA, fille des grands hommes de l’histoire et mère de l’Union européenne.
Un exécutif masculin
Une typologie s’est imposée dans le langage courant et dans l’historiographie de la construction européenne, celle des pères fondateurs ayant contribué de façon significative à l’unification de l’Europe occidentale. Chaque État fondateur de la communauté européenne a son créateur, identifiable pour sa communauté nationale : Alcide De Gasperi (1881-1954) pour l’Italie, Robert Schuman (et J. Monnet) pour la France, Konrad Adenauer (1876-1967) pour l’Allemagne, Paul-Henri Spaak (1899-1972) pour la Belgique, Joseph Bech (1887-1975) pour le Luxembourg et Jan Willem Beyen (1897-1976) pour les Pays-Bas. Tous ont été les porteurs du projet européen à un moment donné et ont, par leur engagement, permis sa réalisation.
La Haute Autorité, institution centrale de la CECA en fonction entre 1952 et 1967, est le premier exécutif européen, aux pouvoirs supranationaux plus étendus que ceux attribués à la Commission de la CEE en 1957. Elle est composée de neuf membres et, jusqu’en 1967, année de sa fusion avec la Commission, sont nommés à sa tête 19 hommes et aucune femme. Outre les membres de la Haute Autorité et leur cabinet, l’équipe de hauts fonctionnaires est également masculine dans son ensemble. Dans les années 1950-1960, personne ne semble imaginer une membre de la Haute Autorité de la CECA ou une directrice générale pour gérer la sidérurgie et les charbonnages européens, secteurs industriels à la main-d’œuvre ouvrière à 98 % masculine, comme le relève la Haute Autorité elle-même : « on n’ignore pas que dans la sidérurgie le personnel de sexe masculin prédomine ; le nombre des ouvrières est si faible qu’il ne fait pas l’objet d’un poste particulier dans les statistiques courantes de la CECA » (Haute Autorité, C.E.C.A. 1952-1962. Résultats. Limites. Perspectives, Luxembourg, 1963, p. 172). Le constat est sensiblement le même pour les charbonnages. Au sein des autres institutions de la CECA comme la Cour de justice – sept juges hommes nommés en 1952, et de l’Assemblée commune, la situation est similaire. Sur les 78 membres issus des parlements nationaux que compte l’Assemblée à sa création, une seule femme siège : Margaretha Klompé (1912-1986), députée, première femme ministre dans les Pays-Bas de l’après-guerre, une exception.
Des femmes secrétaires et interprètes
Dans les instances exécutives, les femmes, quand elles sont présentes, n’occupent pas de fonctions de premier plan. En revanche, au niveau inférieur, elles sont nombreuses, rouages importants de l’administration de la CECA. Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, le travail salarié féminin augmente avec une répartition de l’emploi qui a tendance à suivre le schéma suivant : les hommes ouvriers et cadres, les femmes dans un secteur tertiaire en plein développement. Il en est ainsi au sein de la Haute Autorité de la CECA : les employées n’exercent que des activités de « bureau » (secrétaires, sténodactylographes, interprètes, etc.). Peu visibles dans la mémoire des acteurs comme dans l’historiographie, elles participent pourtant à la bonne marche quotidienne de l’institution, à l’instar des secrétaires et interprètes – qui peuvent être des hommes aussi. Ursula Wenmakers (1928-1963), traduit ainsi à l’oreille, des heures durant, les échanges entre le président de la Haute Autorité (J. Monnet) et son vice-président allemand (F. Etzel). Elle est ici le lien indispensable entre les deux plus importantes personnalités de la Haute Autorité. « Attachée à [leurs] pas », comme l’écrit J. Monnet dans ses Mémoires, Ursula Wenmakers serait littéralement morte d’épuisement à 34 ans selon le témoignage d’un autre interprète. Mais ces femmes sont par la suite largement oubliées, absentes des ouvrages de référence sur la Haute Autorité. Parfois anonymisées, elles disparaissent fréquemment des légendes des photographies ou deviennent, par l’habitude de l’universel masculin, « un interprète ». Ainsi, la « mère » de l’UE, la CECA fondatrice, née de grands hommes, est mise en place par un exécutif masculin, qui invisibilise les rares femmes qui en font partie. Elles ne sont certes pas aux commandes, mais participent pourtant au bon fonctionnement de l’administration naissante.
L’histoire de la Communauté européenne est récente et l’Union européenne souvent soumise à la critique – allant jusqu’à la contestation – de certains médias, d’une partie de la classe politique des sociétés européennes. Pour la légitimer, s’est développé un discours sur la filiation, notamment lors de l’expiration du traité CECA en 2002 qui a donné lieu à des célébrations et hommages. Née de figures historiques majeures, elles-mêmes légitimes dans leur action nationale et européenne, la Communauté, devenue UE, contrecarre ainsi la critique des eurosceptiques qui la présentent comme un produit de « technocrates ». Cette quête de figures tutélaires, masculines, rejoint la recherche d’identité de l’Union européenne, au-delà des termes issus des traités qui la désignent (communauté économique, marché unique, union monétaire, etc.). Elle va jusqu’à masquer la diversité de la première administration communautaire, des hommes et femmes qui la composent.