À partir de la fin du xviiie siècle, les processus d’émancipation, de sécularisation et d’assimilation bouleversent profondément les rapports de genre dans les populations juives européennes, avec des variantes régionales selon la chronologie de l’accès à l’égalité des droits civils (liberté de circulation, de travail, de culte, égalité face à l’impôt, à l’éducation, au vote, etc.).
En Europe occidentale, les échanges professionnels, intellectuels, matrimoniaux avec les non-juifs concernent plus les hommes que les femmes, malgré des exceptions comme les salonnières de Berlin (Rahel Levin Varnhagen, 1771-1833) ou Vienne (Fanny von Arnstein, 1758-1818). Cette sécularisation majoritairement masculine entraîne une relative féminisation du public des synagogues (où les sexes sont séparés). La modernisation religieuse n’en est pas moins pensée d’abord par les hommes, qu’il s’agisse de la Haskalah, mouvement intellectuel encourageant le dialogue entre études séculières et hébraïques (fin xviiie), ou de la réforme du judaïsme (début xixe), deux mouvements nés en Allemagne. Tout autre est le genre de la sécularisation en Europe orientale, où vit une part importante de la population juive européenne. Tandis que l’accès plus tardif aux droits civils y limite les incitations à l’assimilation ou à la sécularisation du côté des hommes, les femmes, traditionnellement privées d’éducation religieuse et exclues de l’étude des textes en hébreu – pratique religieuse la plus valorisée dans le judaïsme –, sont plus nombreuses à quitter les structures juives religieuses, souvent au profit de sociabilités juives sécularisées : activités culturelles en yiddish, socialisme juif, bundisme (nationalisme juif de gauche), sionisme.
Les normes juives de masculinité comme de féminité changent fortement au cours du xixe siècle, en partie en réaction à l’antisémitisme, fortement genré : les femmes juives sont sexualisées et exotisées (« la belle juive »), ou accusées de dominer des hommes caricaturés au contraire comme efféminés. Fin xixe siècle, les militants sionistes répondent aux stéréotypes antisémites en valorisant le Muskeljudentum (« judaïsme musclé »), contre l’ancien idéal masculin juif de l’étudiant en yeshiva (centre d’études talmudique). Du côté des femmes, la révolution principale concerne l’accès à l’éducation, séculière puis religieuse. Les filles, qui ne lisent que la langue vernaculaire ou le yiddish, sont alors plus nombreuses que leurs frères, et souvent que les non-juives, à rejoindre les écoles publiques en langue vernaculaire, et, là où ils s’ouvrent aux femmes et aux juifs, les lycées puis les universités.
Face à ce fossé, vers la fin du xixe siècle, les élites juives commencent à faire de l’éducation religieuse féminine un rempart contre l’assimilation. Le rôle traditionnel de la « femme vaillante », permettant à son conjoint, par son activité économique, de faire des études religieuses, est dévalorisé au profit d’un nouveau rôle : celui de « gardienne de la tradition », chargée de la transmission du judaïsme (ce rôle d’éducation incombait jusque-là aux pères et aux institutions communautaires). Ce discours, qui donne un nouveau sens aux pratiques religieuses domestiques (shabbat et fêtes surtout), fait de l’éducation religieuse des jeunes filles – futures mères – un nouvel enjeu. Pour celles-ci, les synagogues inspirées par la réforme du judaïsme instaurent de nouvelles cérémonies, à côté de la traditionnelle bar mitsva masculine. Dans le monde orthodoxe, si Sarah Schenirer (1883-1935) fonde en Pologne les écoles primaires Bais Yaakov, des oppositions à l’éducation religieuse des filles perdurent jusqu’à la Shoah.
L’engagement associatif et philanthropique est un autre rôle nouveau pour les femmes juives, des « comités des dames » des synagogues au féminisme, en passant par le travail social, le socialisme ou le sionisme. En Allemagne, Bertha Pappenheim (1859-1936), juive orthodoxe pratiquante et féministe, fonde en 1904 la Jüdischer Frauenbund ; le Congrès international des femmes juives est fondé à Rome en 1914. Phénomène plus minoritaire, dans le judaïsme libéral, où la mixité devient la règle au xxe siècle, les femmes accèdent parfois à de nouvelles responsabilités religieuses, comme les pionnières Lily Montagu (1873-1963), cofondatrice du judaïsme libéral anglais, ou l’Allemande Regina Jonas (1902-1944), première femme ordonnée rabbin.
La Shoah est une rupture majeure. Derrière les États-Unis et Israël, l’Europe n’est plus le centre du judaïsme mondial. C’est en partie l’expérience de la Shoah qui explique la remise en cause de l’assimilation, à partir des années 1960-1970. À la différence des États-Unis, où féminisme et « retour aux sources » vont de pair, en Europe la revitalisation religieuse s’accompagne de discours conservateurs sur le genre. Car en raison notamment de l’effondrement du judaïsme libéral allemand, c’est surtout le judaïsme orthodoxe qui connaît un essor. Contre une indifférenciation des sexes associée à l’assimilation, il promeut une stricte division sexuée des rôles religieux : revalorisation d’une masculinité centrée sur l’étude des textes, célébration d’un rôle féminin centré sur une pratique domestique exigeante (shabbat, cacherout, interdits sexuels pendant les règles, modestie vestimentaire).
À l’image du judaïsme mondial, le judaïsme religieux européen est de plus en plus polarisé entre courants orthodoxes et non orthodoxes, ces derniers connaissant à leur tour à partir des années 1980 un renouveau en Europe. Avec la question des « mariages mixtes » (et de la conversion au judaïsme des conjointes non juives), c’est la place des femmes à la synagogue qui cristallise les tensions. Les courants libéral, réformé et massorti (non orthodoxe, mais plus traditionaliste) sont favorables à la mixité et à une participation rituelle égale dans les synagogues, à l’ordination des femmes, plus tard des gays et des lesbiennes. Au contraire, du côté orthodoxe, la participation rituelle des femmes à la synagogue est un sujet majeur de conflit : ainsi, dans les années 2010, les rabbins du Consistoire français s’opposent à la lecture rituelle de la Torah par des femmes, même avec séparation des sexes.
Si les femmes adultes accèdent à des formations religieuses plus avancées, c’est aussi de manière polarisée. Dans le monde orthodoxe, les nouveaux lieux de formation qui s’ouvrent pour les femmes adultes (comme à Gateshead en Angleterre, dans les années 1940) sont en général non mixtes et ne proposent pas les mêmes cursus aux femmes qu’aux hommes, qui conservent largement le monopole de l’étude du Talmud et de l’autorité juridico-religieuse. Dans le judaïsme non orthodoxe au contraire, les séminaires rabbiniques s’ouvrent aux femmes dans les années 1970 ; formées à Londres, Berlin ou bien aux États-Unis et en Israël, des Européennes deviennent rabbins, comme les pionnières Jackie Tabick pour l’Angleterre (1975), ou Pauline Bebe pour la France (1990). Depuis 1999, le mouvement féministe allemand Bet Debora les réunit dans des conférences rassemblant intellectuelles, militantes et rabbins juives européennes.
Enfin, des femmes accèdent à la direction d’organisations juives nationales, sans réels débats sur la parité en leur sein : Tullia Zevi pour l’Union des communautés juives italiennes (1983), Josephine Wagerman au Board of Deputies of British Jews (2000), Charlotte Knobloch au Zentralrat allemand (2006).