L’imposition de l’idéal sacerdotal aux prêtres – ou procès de sacerdotalisation – débute avec la réforme grégorienne (xie-xiie siècles) qui achève d’imposer au clergé séculier le célibat et l’interdiction du port d’armes – à l’instar des moines – afin de séparer radicalement les clercs des laïcs. Elle se renforce au xvie siècle face à la figure naissante du pasteur protestant, sous l’impulsion du concile de Trente qui fait du prêtre avant tout l’homme de l’eucharistie. Elle se diffuse, enfin, sous la forme d’une « démocratisation » par le bas au xixe siècle : le recrutement devient massivement populaire alors que les classes supérieures désertent le sacerdoce – sauf à rejoindre des ordres plus prestigieux, jésuite et dominicain. C’est l’époque des « paysans mitrés » qui représentent 1/5e des évêques français en 1850. On exalte alors le « simple prêtre », à l’image de Jean-Marie Vianney (1786-1859), curé du village d’Ars près de Lyon, béatifié et déclaré « patron des prêtres de France » en 1905 et en 1929, « patron céleste de tous les curés du monde catholique ».
La diffusion de l’idéal sacerdotal
Pour inculquer cet idéal, les Églises d’Europe développent un vaste réseau de séminaires ecclésiastiques qui quadrillent le territoire et encadrent dans des internats des enfants candidats au sacerdoce en leur offrant une formation longue, totalement intégrée et séparée de la société. Les familles en attendent notabilité pour leurs garçons et, en retour, reconnaissance ecclésiale pour elles-mêmes. L’idéal sacerdotal s’y cristallise en un véritable projet de genre construit en décalage, voire en opposition, aux modèles de masculinités promus par les sociétés bourgeoises libérales du xixe siècle. Exclus explicitement des marchés sexuel et matrimonial, les candidats au sacerdoce le sont aussi des champs militaire, politique et économique, espaces par excellence de construction et de légitimation des masculinités. En vertu de l’idéal sacerdotal, toujours, ils apprennent à mettre en pratique des valeurs codées à l’époque comme étant féminines comme le soin des autres ou l’humilité ; sans oublier le port de la soutane, robe de fonction que l’Église impose à ses représentants au moment où les vêtements ouverts (robes) deviennent la marque exclusive du féminin par opposition aux vêtements fermés (le pantalon).
Or cet idéal sacerdotal ne se diffuse pas sans résistance. Les anticléricaux, surtout en France et en Italie, dénoncent une menace pour l’État et pour les autres hommes, ce dont témoigne en France le best-seller de Jules Michelet : Du prêtre, de la femme et de la famille paru en 1843, ou en Angleterre l’œuvre romanesque du pasteur Charles Kingsley (1819-1875). Les prêtres européens l’investissent de manière diversifiée, travaillés par la tension entre l’angélisme auquel il les destine et leur désir d’être des hommes de leur siècle. Le xixe siècle compte ainsi nombre de prêtres devenus bâtisseurs, érudits – comme l'abbé Cochet (1812-1875), archéologue autodidacte nommé inspecteur des Monuments historiques en 1849 –, ou encore hommes d’État comme Vincenzo Gioberti (1801-1852), Premier ministre du royaume de Sardaigne entre 1848 et 1849. Surtout, le grand mouvement de la « justification par les œuvres » inspire bientôt toute l’Europe urbaine. Né dans l’Allemagne du premier xixe siècle, où la formation des prêtres échappe largement aux séminaires, il promeut l’utilité sociale des prêtres. Ainsi en est-il de l’abbé Adolf Kolping (1813-1865), cordonnier de métier avant d’embrasser le sacerdoce, qui crée des associations de compagnons (Gesellenvereine).
L’idéal sacerdotal à l’épreuve de l’expérience des hommes d’Église
Si le code de droit canon de 1917 entérine l’idéal sacerdotal tel qu’il s’est cristallisé tout au long du xixe siècle dans les séminaires, l’expérience des hommes d’Église du xxe siècle est davantage celle d’une inadéquation par rapport à leur mission d’évangélisation. Prêtres et séminaristes engagés dans la Grande Guerre – déjà abasourdis par le choc de la séparation entre les Églises et l’État côté français – découvrent dans les tranchées un monde masculin qui leur échappait. Le conquérir requiert un engagement social d’abord, puis politique, qui doit être plus direct. Ainsi, aux côtés de l’affirmation d’un laïcat militant tout au long du xxe siècle, émerge la figure du prêtre-missionnaire (ou aumônier) opposé au curé routinier de la civilisation paroissiale déclinante. La trajectoire du Belge Joseph Cardijn (1882-1967) en est un exemple typique. Simple vicaire de paroisse, il fonde la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) dont il accompagne ensuite la croissance dans le monde entier. La confrontation aux totalitarismes, à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation, crée ensuite les conditions d’une repolitisation du clergé, non sans tension, comme l’illustre la trajectoire du jésuite français Pierre Chaillet (1900-1972). Résistant et fondateur des Cahiers du témoignage chrétien qui prennent position contre la torture pratiquée par l’armée française en Indochine et en Algérie, il lui est rapidement demandé de se retirer de l’entreprise. L’expérience des prêtres-ouvriers en France et en Belgique est la tentative la plus audacieuse en ce sens, notamment parce qu’elle connaît alors un très fort retentissement. Symbolisée par le rejet de la soutane au profit du bleu de travail, le départ du presbytère pour le HLM, cette expérience implique un déplacement dans les espaces social et politique mais aussi dans celui des masculinités. Le coup d’arrêt de l’expérience en 1954 par le pape Pie XII (1939-1958) renvoie brutalement les prêtres concernés à leur sentiment d’inutilité sociale. L’exclusion imposée du monde du travail et du militantisme politique – deux scènes clés d’expression des masculinités durant les Trente Glorieuses – induisent des crises personnelles, à l’origine d’un nombre significatif de départs.
Les changements culturels des années 1960-1970 renforcent cette crise. On assiste à l’éclatement du régime d’autorité religieuse, mais surtout à la délégitimation profonde de la parole sacerdotale sur les questions sexuelles, que la réception de l’encyclique Humanæ Vitæ (1968), en particulier chez les femmes, creuse. Alors que la sexualité devient par excellence la scène de l’accomplissement de soi, les prêtres en restent exclus, et un lieu de pouvoir par excellence du prêtre depuis plus d’un siècle s’effondre : celui du contrôle du corps des femmes. Dans ce contexte, la revendication par nombre de prêtres et religieux de la levée de l’obligation du célibat – voire de l’ordination des femmes – dans les années 1970, apparaissent comme l’ultime tentative de désacerdotalisation de la cléricature catholique. Or l’institution résiste. Mieux, on assiste à une remagnification du célibat consacré à partir du pontificat de Jean-Paul II (1978-2005) alors que, dans le même temps, celui-ci met l’Église catholique dans la position de grande défenseuse de la naturalité des sexes, de leur complémentarité, et de la vocation universelle à l’hétérosexualité des êtres humains face à des États européens qui abandonnent progressivement leurs politiques de répression de l’homosexualité.
Dans ce contexte de tolérance croissante à l’égard des minorités sexuelles, le « placard » ecclésial entre en crise : la proportion d’homosexuels au sein du clergé, déjà structurellement plus élevée qu’au sein de la population générale augmente après le départ massif d’hétérosexuels dans les années 1970 et l’homophobie affichée par l’institution camoufle moins qu’avant son homophilie interne. Enfin, le dévoilement depuis les années 2000 des violences sexuelles et sexistes commises par des clercs parachève la perte de plausibilité de l’idéal sacerdotal et de la masculinité afférente. Il reste que l’institution peine à repenser une cléricature hors de cet idéal qu’elle s’est elle-même imposée et qui est devenu sa signature.