Au début de l’époque contemporaine, on trouve d’importantes populations musulmanes dans les territoires de l’Europe du Sud-Est sous souveraineté ottomane, issues tant de conversions que de l’immigration. Même si une partie des musulmans est massacrée ou poussée à partir au fur et à mesure des défaites militaires d’Istanbul, des populations musulmanes importantes restent dans les États-nations balkaniques établis après 1878. Presque oubliées par l’Europe occidentale pendant la guerre froide, au moment où ces populations vivent pour la plupart au-delà du rideau de fer, celles-ci sont redécouvertes à la fin du xxe siècle, d’abord comme victimes du nettoyage et des viols ethniques pendant les guerres en ex-Yougoslavie, puis, après le 11-Septembre, comme tête de pont européenne supposée d’un terrorisme islamique global. Dans les États de l’Europe occidentale et centrale, la présence musulmane est plus tardive et ne se renforce qu’après 1945 grâce à une immigration économique empruntant le plus souvent les routes reliant les (ex-)colonies aux (ex-)métropoles. Essentiellement masculine dans un premier temps, cette présence se féminise à partir des années 1970, grâce aux regroupements familiaux, mais aussi à des projets migratoires féminins autonomes.
Depuis au moins le xixe siècle, intellectuels, hommes politiques et artistes des sociétés européennes ont construit un système de représentations visant à imaginer l’Europe et le Moyen-Orient musulman comme des espaces civilisationnels opposés. Ce discours différentialiste, dit orientaliste, repose sur la supériorité prétendue de l’Occident, terre de progrès et de rationalité, opposée au monde de l’immobilité et des superstitions. L’enfermement des femmes dans la double prison du harem et du voile, ou leur soumission par l’institution de la polygamie seraient l’expression la plus manifeste de leurs rapports de genre archaïques. Cette représentation de l’Orient est aussi forgée à partir d’un imaginaire sexuel répandu – femmes débauchées et séductrices d’un côté, hommes excessivement virils et violents, ou au contraire efféminés, de l’autre – érigé en contre-modèle de la vie familiale « saine » des bourgeoisies européennes. Dans cette hiérarchie antagonique pensée également en termes de race, les musulmans de l’Europe du Sud-Est – ceux du moins qui parlent des langues européennes comme l’albanais, le bulgare et le serbo-croate – occupent néanmoins une position ambiguë, à mi-chemin entre civilisation et barbarie.
Ce système de représentations, qui se cristallise au xixe siècle comme dispositif de légitimation de la domination européenne, continue d’être opérationnel après la décolonisation, y compris vis-à-vis des musulmans du continent. Il a influencé les politiques des États européens vis-à-vis de la présence musulmane, qui ont toujours hésité entre assimilation et stigmatisation. En Europe du Sud-Est, en particulier en Albanie, Turquie et Bulgarie, les gouvernements ont mené dès les années 1920 des campagnes contre le port du voile et pour la scolarisation des filles, au nom de la libération de la femme mais surtout de l’intégration des musulmans dans la communauté nationale. En écho, intellectuels et politiciens musulmans débattaient dans les journaux, à travers « la question des femmes », de la manière de transformer les relations de genre au sein de leurs communautés, jonglant entre projets communautaristes et volonté d’intégrer – comme on le disait à l’époque - la « civilisation européenne ».
Avec les changements de régime et la mise en place du « socialisme réel » à l’Est, la remise en cause des normes de genre musulmanes s’accentue. Le droit de la famille musulman, jusqu’alors généralement conservé sous la juridiction des tribunaux de droit islamique, est aboli au nom de l’égalité entre citoyens travailleurs. C’est une période d’isolement, de sécularisation des coutumes et d’une privatisation de la pratique religieuse quand elle perdure.
Au tournant du xxie siècle, si en Europe du Sud-Est la chute du Mur amène une nouvelle liberté religieuse et permet, entre autres, à une minorité de femmes de porter librement le voile dans l’espace public, en Europe occidentale, au contraire, son interdiction totale ou partielle est débattue. Aux arguments classiques – libérer la femme, intégrer les musulmans – s’ajoute ici un discours sécuritaire, conséquence de la peur du terrorisme islamique qui traverse toutes les sociétés européennes. Dans six pays européens – la France, la Belgique (2010), la Lettonie et la Bulgarie (2016), l’Autriche (2017), le Danemark (2018) – ces discussions ont abouti à l’interdiction du voile intégral.
L’idée que les femmes musulmanes seraient intrinsèquement opprimées revient régulièrement dans les débats sur l’intégration des populations issues de l’immigration, parfois même au sein du mouvement féministe. Les stéréotypes associés à une masculinité musulmane incontrôlée ont également fait preuve d’une étonnante longévité. Il suffit de penser aux craintes diffuses que suscitent les jeunes hommes des banlieues européennes, ou plus récemment les réfugiés qui traversent la Méditerranée ou les Balkans, toujours associés par la presse à la menace d’agressions, du viol au terrorisme (voir par exemple le discours de la presse suite aux agressions du Nouvel An 2016 à Cologne). Ces stéréotypes en accompagnent d’autres, visibles par exemple dans la pornographie – voir le succès des catégories interracial, arabe, beurette, beur sur les portails en ligne spécialisés – qui font des corps musulmans les objets d’une sur-sexualisation dans les imaginaires européens, aussi bien hétérosexuels qu’homosexuels.
Les musulmans d’Europe, de leur côté, inquiets de devenir l’objet des fantasmes sécuritaires, migratoires et démographiques s’engagent dans des réseaux associatifs ou mouvements sociaux. Ceux-ci sont à la fois ancrés dans les spécificités des différents pays européens de résidence, tout en étant ouverts aux idées et pratiques venues du Maghreb et du Moyen-Orient. Au tournant du xxie siècle, les circulations et échanges – en direction des sociétés musulmanes extra-européennes, mais aussi entre les musulmans de l’Europe occidentale et du Sud-Est – reprennent avec plus d’intensité que jamais. D’une part, des mouvances islamistes, parfois financées par des États (Arabie, Turquie, pays du Maghreb) ou bien liées à des mouvements transnationaux (Frères musulmans, Salafiyya, Gülen), prônent l’observation stricte du port du voile et la ségrégation entre les sexes. Dans le même temps, ces mouvances offrent aux femmes des nouvelles formes d’engagement dans l’espace public au nom de la construction d’une société fondée sur l’islam. D’autre part, certain.e.s, comme la militante franco-algérienne Houria Bouteldja (née en 1973), se sont davantage engagé.e.s dans la lutte antiraciste et anticoloniale, en voulant dénoncer les contradictions d’un universalisme proclamé, et son caractère blanc, chrétien et de classe moyenne. Dans leur diversité, une galaxie de femmes – l’avocate allemande Seyran Ateş (née en 1963), la sociologue française Zahra Ali, l’universitaire bosnienne Zilka Spahić-Šiljak – sont devenues les voix de ce qu’on peut qualifier de féminisme musulman ou islamique. Elles proposent l’émancipation féminine à partir d’une interprétation non patriarcale des sources islamiques, et ont tenu leur premier congrès international à Barcelone en 2005. Du côté des mouvements LGBT, on trouve aussi des groupes et personnalités musulmans isolés – c’est le cas par exemple de Ludovic-Mohamed Zahed (né en 1977), imam ouvertement homosexuel à l’origine de la première mosquée gay-friendly en France, ou bien de l’association Open Center pour les droits civiques à Sarajevo, en Bosnie. La politisation des identités musulmanes est donc tout sauf homogène, puisqu’elle assume des formes différentes en fonction de la classe, la nation, le genre et la sexualité, ou encore les convictions politiques.