Les personnes transgenres existaient-elles au Moyen Âge ?

Dans son ouvrage Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans (Paris, Arkhê, 2020), Clovis Maillet affirme qu’il existait déjà des personnes transgenres au Moyen Âge. Les cas de transidentité qu’il étudie permettent de mieux comprendre comment le Moyen Âge conceptualisait le genre.

Ill. 1 : Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans, Paris, Arkhê, 2020
Ill. 1 : Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans, Paris, Arkhê, 2020
Ill. 2 : Ce chapiteau de la nef de la Madeleine de Vézelay, sculpté au XIIe siècle, représente le saint Eugène/Eugénie. Né femme, puis devenu moine sous l’habit masculin, Eugène aurait dévoilé sa poitrine pour s’innocenter lors de son procès, après avoir été faussement accusé de viol
Ill. 2 : Ce chapiteau de la nef de la Madeleine de Vézelay, sculpté au XIIe siècle, représente le saint Eugène/Eugénie. Né femme, puis devenu moine sous l’habit masculin, Eugène aurait dévoilé sa poitrine pour s’innocenter lors de son procès, après avoir été faussement accusé de viol. (Source : Wikimedia Commons, CC-BY 4.0)
Sommaire

Clovis Maillet, Les genres fluides

On trouve dans les sources médiévales plusieurs cas de personnes nées femmes qui passent leur vie habillées en homme – et quelques cas, beaucoup plus rares, de personnes, nées hommes, qui vivent sous une identité féminine. Comment les qualifier ? Des travaux anciens parlaient volontiers de « travestissement », voire de « déguisement », quand ils ne présentaient pas tout simplement ces cas comme de pures affabulations légendaires.

Clovis Maillet montre que l’on peut pourtant bel et bien parler de transidentité (Ill. 1). Dans plusieurs des cas qu’il étudie, des personnes assignées femmes à la naissance ont été considérées par leurs contemporains comme des hommes. Ce n’est donc pas un anachronisme que de considérer ces personnes comme « transgenres » : au contraire, cela nous permet de saisir la manière dont fonctionne le système de genre au Moyen Âge.

Pour parvenir à saisir les personnes transgenres médiévales, l’auteur mobilise une variété de sources, tant écrites qu’iconographiques. L’hagiographie (le récit de la vie des saintes et des saints) constitue un matériau privilégié : c’est dans ces textes que l’on trouve, depuis l’Antiquité, le plus de mentions de transidentités. Mais les romans peuvent aussi en faire mention. Tous ces textes sont, à l’occasion, mis en image, tant dans les manuscrits que sur les chapiteaux des églises (Ill. 2). C’est ce croisement qui permet de restituer au mieux les expériences transgenres du passé, dans une approche qui ne se limite pas aux strictes sources écrites.

Ces sources étudiées par Clovis Maillet font ressortir la fluidité des assignations de genre au Moyen Âge : les mêmes personnes y sont en effet désignées tantôt au féminin, tantôt au masculin, en fonction du moment du récit, mais aussi des auteurs, de leurs préoccupations comme du contexte de rédaction. Ces récits permettent de faire ressortir deux éléments constitutifs de la transidentité : en changeant de genre, les personnes changent souvent de nom et de vêtements. Ainsi, Silence, le héros éponyme du roman qui lui est consacré au xiiie siècle, est né fille mais son père, qui désire un héritier, décide d’en faire un homme : il lui fait donc changer de vêtements et lui attribue un nom épicène (à la fois masculin et féminin).

Dans d’autres cas, ce qui permet à une personne née femme d’être reconnue comme un homme, c’est son renoncement à la sexualité et à la chair. Dans les pensées antiques et médiévales en effet, les femmes sont du côté du charnel, tandis que les hommes sont considérés comme plus aptes à dominer leur corps. Une femme qui contrôle ses pulsions ou mène des actions courageuses, quel que soit le domaine, agit donc, selon les textes médiévaux, virilement (viriliter en latin) : elle dépasse – et c’est valorisé – les limites de son sexe. Une femme médiévale peut donc être considérée socialement comme un homme grâce à la maîtrise de son corps. C’est notamment le cas des jeunes personnes, nées femmes, qui désirent entrer au monastère et vivre une vie de privation et d’ascèse (Ill. 2). En 1188, au monastère de Schönau, meurt un certain moine Joseph : pendant sa toilette mortuaire, les autres moines découvrent, stupéfaits, qu’il a un corps de femme. Des cinq textes médiévaux consacrés à ce moine, seul le plus tardif fait de Joseph – alors appelé Hildegonde – une jeune fille ; pour les quatre autres, peu importe son sexe de naissance, Joseph a bien acquis le droit de se dire homme.

Grégoire de Tours et Papula

Les nombreux exemples mobilisés par Clovis Maillet concernent surtout l’Antiquité tardive et le Moyen Âge à partir du xiie siècle : peu de textes composés entre le viie siècle et l’an 1200 traitent de la transidentité, du moins en Occident, même si les modèles anciens continuent de circuler. Dans le monde byzantin, les exemples sont en revanche plus nombreux.

Parmi les exemples du haut Moyen Âge, la Gloire des confesseurs (fin du vie siècle) de l’évêque Grégoire de Tours rapporte l’histoire de Papula :

« Papula était une femme très pieuse, qui pressait souvent ses parents de la mettre dans un monastère féminin, car elle ne pouvait pas servir Dieu dans la maison de ses parents, où les préoccupations mondaines l’entravaient. Ceux-ci, parce qu’ils l’aimaient, ne voulaient pas être séparés d’elle. Elle se coupa donc les cheveux, revêtit un habit masculin, se rendit dans le diocèse de Tours et entra dans une congrégation de moines. Là, menant une vie de jeûne et de prière, elle réalisa ensuite de nombreux miracles. Papula était en effet un homme parmi les hommes et personne ne connaissait son sexe. Ses parents la cherchèrent mais ne purent nulle part la trouver. Cependant, l’abbé du monastère où elle était venue étant mort, les moines l’élurent [comme abbé] en raison de ses constants miracles, tout en ignorant son sexe. Elle refusa de toutes ses forces. Elle resta pendant trente ans au monastère sans que nul ne sache ce qu’il en était. Mais trois jours avant qu’elle ne quitte ce monde, elle s’en ouvrit aux moines. À sa mort, elle fut lavée par d’autres femmes et enterrée. Par la suite, ses nombreux miracles prouvèrent qu’elle était une servante de Dieu. En effet, les gens fiévreux et ceux qui souffrent d’autres maladies retrouvent souvent la santé sur son tombeau. »

On retrouve dans cette histoire – qu’aucune autre source ne mentionne – les éléments centraux du changement de genre, la coupe des cheveux et le changement de vêtements, qui traduisent l’abandon de la féminité. Grégoire choisit de genrer Papula au féminin, mais il semble que les moines de sa congrégation n’aient pas eu conscience de son sexe et l’aient considérée comme « un homme parmi les hommes » (vir inter viros).

Penser le genre au Moyen Âge

L’ouvrage de Clovis Maillet illustre combien les conceptions médiévales du genre s’éloignent de nos conceptions contemporaines. 

Le genre est étroitement lié au statut social, à l’apparence physique et aux vêtements, mais il ne constitue pas comme aujourd’hui le premier critère permettant de désigner les personnes. Ainsi, au Moyen Âge, les femmes sont rarement désignées comme telles : on les qualifie plutôt, en fonction de leur situation, de vierges, de pucelles (jeunes filles non mariées), de dames, de matrones ou de veuves. Leur statut social et marital prime donc sur leur sexe et elles n’ont pas les mêmes droits en fonction de la période de leur vie. En outre, la condition juridique (être libre ou non) importe beaucoup plus que le genre. Dans la seconde moitié du Moyen Âge, le statut vis-à-vis de l’Église (clerc ou laïc) gagne également en importance. 

Le genre est encore plus clairement hiérarchisé au Moyen Âge qu’il ne l’est aujourd’hui (le masculin étant valorisé et le féminin dévalorisé), mais une même personne peut se déplacer entre ces pôles tout au long de sa vie. Les petits garçons et les vieillards sont plus proches du féminin que du masculin, alors que les femmes courageuses ou qui vivent chastement se rapprochent du masculin. Même dans les sources qui ne traitent pas de transidentité, c’est ainsi une conception fluide du genre qui prévaut au Moyen Âge. 

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Citer cet article

Justine Audebrand , « Les personnes transgenres existaient-elles au Moyen Âge ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 28/03/25 , consulté le 22/04/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22551

Cette notice est publiée sous licence CC-BY 4.0. La licence CC-BY signifie que les publications sont réutilisables à condition d’en citer l’auteur.

Bibliographie

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