Recouvrant un large éventail de pratiques et concernant principalement l’enseignement de l’histoire, la révision internationale des manuels scolaires désigne toute consultation internationale dont l’objectif est une critique croisée des manuels scolaires des pays participants devant déboucher sur la formulation de propositions d’amendements de ces ouvrages, voire sur l’élaboration de nouveaux supports d’enseignement. Elles prennent la forme de commissions bilatérales ou de concertations multilatérales, par exemple dans le cadre de la SDN, puis de l’UNESCO ou du Conseil de l’Europe. Dans la plupart des cas, les initiatives révisionnelles reposent sur des coopérations entre acteurs étatiques et privés issus de la société civile.
Les prémices dans l’entre-deux-guerres
La révision des manuels scolaires constitue un instrument privilégié du répertoire des relations culturelles internationales sur le Vieux Continent. Elle participe d’une manière proprement européenne de faire la paix, notamment après les deux guerres mondiales, reposant sur la volonté d’apaiser le rapport au passé des anciens belligérants, mais elle doit aussi son succès à une certaine malléabilité. En effet, cette opération est employée aussi bien dans l’optique d’un rapprochement et d’une réconciliation entre deux pays (commission franco-allemande) que dans le cadre de la promotion d’une nouvelle identité régionale ou sous-régionale (commissions Benelux, hanséatiques ou scandinaves). Elle peut également être envisagée et utilisée comme un outil d’influence culturelle dans un autre pays (certaines phases du travail de la commission germano-polonaise durant la guerre froide) ou bien dans le contexte d’une éducation à la paix (prônée par l’UNESCO notamment).
Ses origines remontent tôt dans le xxe siècle. L’idée de révision est déjà évoquée au congrès universel pour la paix de Paris en 1889, mais elle est mise en pratique pour la première fois au lendemain de la Grande Guerre. La Commission internationale de coopération intellectuelle essaie, par le biais de la résolution Casarès de 1925 et 1932, de mettre en place un système contraignant de révision internationale des manuels. C’est au nord de l’Europe que les échanges sont les plus intenses, débouchant sur des amendements concrets et ayant valeur de modèle longtemps admiré et discuté. La montée des tensions dans les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale mettent fin à ces projets de révision, mais des forums internationaux se font à nouveau jour assez rapidement après 1945, alors que l’éducation passe au premier plan des relations culturelles internationales.
La révision des manuels sur fond de guerre froide
De la fin des années 1940 au milieu des années 1960, ce sont en grande majorité les pays ouest-européens qui engagent des entreprises de révision. Il s’agit d’une part de projets bilatéraux de réconciliation, dans lesquels la RFA, alors au cœur des conflits mémoriels et géopolitiques en Europe, joue un rôle prépondérant. Sont par ailleurs menées des coopérations dans le cadre de rapprochements régionaux (Conseil de l’Europe, Benelux, pays nordiques). Une sorte de « grammaire » de la révision voit alors le jour, qui met l’accent, pour ce qui concerne la méthode, sur les dialogues bilatéraux visant à l’élaboration de recommandations communes aux auteurs de manuels et aux enseignants, et pour ce qui concerne les discours, sur la contextualisation des histoires nationales dans l’histoire européenne. Le dialogue Est-Ouest, en revanche, est entravé par les tensions dues à la guerre froide. La mise en place de projets révisionnels communs est certes souhaitée, mais très peu d’initiatives voient le jour. Dans l’Europe du camp socialiste, s’il existe des commissions bilatérales d’historiens d’une part, et des coopérations internationales de maisons d’édition d’autre part, on ne trouve pas trace de forums de révision des manuels scolaires.
La détente entre Est et Ouest remodèle profondément la révision internationale des manuels du milieu des années 1960 à la fin des années 1970. De manière soudaine apparaissent de nombreux dialogues dans ce domaine entre pays situés des deux côtés du rideau de fer. Ce moment constitue le zénith de la coopération entre les deux parties du continent. Ainsi peut-on dire paradoxalement que la guerre froide est la période durant laquelle l’intérêt de certains pays ouest-européens pour leurs voisins à l’Est aura été le plus marqué. Par exemple, la France dialogue à ce moment avec la Pologne, l’Union soviétique, la Hongrie et la Roumanie, or ces échanges n’ont pas été réactivés après la chute du mur de Berlin. Cet essor des activités révisionnelles entre les deux blocs s’accompagne d’un net et rapide recul des coopérations entre pays d’Europe de l’Ouest. Les nouvelles possibilités de dialogue avec les pays du bloc socialiste font perdre leur caractère prioritaire aux projets entre voisins ouest-européens, d’autant plus que ceux-ci ont été nombreux dans la période précédente. Parallèlement à cette évolution, plusieurs forums de révision entre pays socialistes font leur apparition. Ils trouvent leur origine dans l’intensification de la coopération socio-culturelle prônée par la doctrine Brejnev de rapprochement des pays de l’Est.
Depuis les années 1980
Dans les années 1980, les activités de révision sont à nouveau principalement le fait des Européens de l’Ouest. La vitalité retrouvée de cette pratique dans le camp occidental a des origines diverses. D’une part, les relations culturelles sont, après une longue éclipse, à nouveau envisagées comme un domaine important de la construction européenne. D’autre part, la RFA multiplie les dialogues révisionnels dont elle fait un instrument de plus en plus important de sa politique culturelle extérieure. Enfin, le retour du dialogue ouest-européen n’est pas étranger au recul brutal des forums révisionnels bipolaires, conséquence de la nouvelle montée des tensions entre Est et Ouest à partir de 1979. La révision internationale des manuels scolaires dans le camp socialiste s’étiole rapidement au cours de cette même décennie, qui correspond à un moment d’essoufflement de la politique d’intégration du bloc. À la fin des années 1980, les dialogues bipolaires refont certes soudain leur apparition, permis par la politique de glasnost et perestroïka inaugurée par Gorbatchev mais, à quelques exceptions près, ils s’essoufflent assez rapidement.
On assiste à un changement progressif de paradigme dans les années 1990 et 2000 : les projets internationaux de révision, qui concentraient jusqu’alors leur effort sur l’élaboration de recommandations, génèrent de plus en plus fréquemment la publication de matériels d’enseignement communs. Ainsi, des ouvrages binationaux ou régionaux voient le jour, comme le manuel franco-allemand ou une série de supports pédagogiques communs à l’espace balkanique (projet Teaching Modern Southeast European History). Par ailleurs, l’expertise européenne en matière de révision des manuels dans des contextes réconciliatoires s’exporte en Asie où différentes initiatives réunissant Chine, Japon et Corée du Sud s’intéressent aux expériences faites sur le Vieux Continent. Cependant, tout au cours de l’histoire de la révision, les dialogues entre pays européens et le monde extra-européen sont restés très marginaux. C’est pourquoi le nouveau paysage historique et mémoriel créé par la décolonisation ne se reflète aucunement dans les activités révisionnelles. La publication en 2013 du manuel scolaire Méditerranée, élaboré par une équipe internationale d’historiens des rives nord et sud, constitue à cet égard une importante nouveauté.