Les injonctions contradictoires de la relation d’autorité : faire du citoyen un soldat
À partir de la Révolution française et du règne de Napoléon Ier, la conscription est progressivement établie en Europe. Combinée au progrès technique et à la puissance de plus en plus destructrice du feu, cette évolution se confirme du fait des affrontements mobilisant davantage d’hommes et de matériel à partir de la guerre de Crimée (1853-1856) puis des guerres menées par la Prusse, comme le montre la bataille de Sadowa contre l’Autriche en 1866. Dans les sphères militaires et politiques émergent alors des questions qui accompagnent ces profondes transformations : comment se faire obéir d’un grand nombre d’hommes dont le métier n’est pas la guerre ?
La discipline et la soumission passent alors par l’expérience de la caserne, l'entraînement des corps et la répétition de tâches routinières amenées à devenir des automatismes. Condition sine qua non d’un outil militaire performant, les officiers en charge des nouveaux venus doivent faire accepter une autorité stricte et une obéissance aveugle à des civils appelés à rester temporairement sous les drapeaux. Après la cinglante défaite de l’été 1870 contre la Prusse, la IIIe République réactualise, à partir des années 1880, le paradigme révolutionnaire du citoyen-soldat. Officiers et hommes politiques républicains plaident, à travers des essais et des prises de position publiques, pour davantage d’autonomie sur le champ de bataille, à mesure qu’il devient de plus en plus difficile de se faire obéir au milieu du chaos généré par les armes modernes. Dans l’idéal républicain, le soldat, alphabétisé et conscient de son devoir patriotique, comprendrait dorénavant les raisons pour lesquelles il se bat.
La Grande Guerre, entre violence de masse et obéissance de masse
Le choc de la Grande Guerre et le déchaînement d’une violence inattendue consacrent pour tous les belligérants la suprématie du feu sur les hommes et leur profonde vulnérabilité face aux progrès techniques de l’armement. Comme beaucoup d’officiers de terrain en témoignent dès 1914, qu’ils soient allemands, français, britanniques ou belges, contrôler ses subordonnés une fois passé le parapet est devenu presque impossible. Face à l’échec des techniques habituelles de l’autorité, les états-majors se raidissent et la répression des moindres défaillances est sans pitié. Au front, les officiers français n’hésitent pas, en 1914, à menacer, revolver au poing, les hommes qu’ils commandent. Dans les premières semaines des combats, ceux qui sont trouvés errant derrière la ligne de front peuvent être fusillés. Cette discipline extrême est alors considérée comme le seul recours pour faire tenir les hommes.
Mais la guerre se prolonge et les officiers de carrière qui commandaient en 1914 ou 1915 sont de moins en moins nombreux, tués à la tête de leurs hommes ou promus loin du front. Lentement, en France, le droit des soldats devient une préoccupation de l’opinion publique, révulsée par le sort des fusillés pour l’exemple des années 1914-1915. C’est pourquoi les conseils de guerre spéciaux, trop expéditifs, sont supprimés en 1916, tandis que le sursis et les circonstances atténuantes peuvent être retenus, ce qui modère les décisions de la justice militaire. L’année 1917 bouleverse les schémas de pensée sur l’autorité. Avec les révolutions russes de février et d’octobre, armées et États craignent une contagion des refus de guerre, voire des révolutions. De fait, dans les tranchées françaises et allemandes, seule une minorité de soldats se mutinent.
En 1918, les combattants, qui ont massivement obéi, sont devenus des professionnels de la guerre, des techniciens si spécialisés dans le maniement de leur armement moderne que la brutale discipline des débuts n’a plus de sens. Ils opèrent par petits groupes, en autonomie relative dans le combat, tandis qu’ils sont davantage surveillés et punis à l’arrière, dans les casernements, de peur qu’ils ne subvertissent la population. En Allemagne, en octobre-novembre 1918, le refus des marins de participer aux opérations suicides que le haut-commandement veut leur imposer joue ainsi un rôle non négligeable dans la révolution qui conduit à l’abdication de Guillaume II.
Conflits de loyauté et crimes contre l’humanité : repenser l’autorité
Le désastre de 1914-1918 ébranle toute l’Europe. Malgré l’émergence à l’Ouest d’un pacifisme parfois radical chez certains anciens combattants, l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale marquent certainement l’apogée du « siècle des chefs ». Les totalitarismes italien, allemand et soviétique consacrent au sein de leurs forces armées les principes de l’autorité absolue du chef suprême et de l’obéissance aveugle aux ordres. La Seconde Guerre mondiale interroge par ailleurs le fonctionnement de l’autorité militaire, à la fois par les conflits de loyauté qu’elle engendre mais aussi par l’ampleur inédite des crimes de guerre perpétrés.
De chaque côté des Alpes, l’irruption de plusieurs autorités rivales brise les cadres habituels de l’obéissance. En France, l’appel du 18 juin 1940, en tant qu’acte de désobéissance inaugural, puis l’invasion de la zone sud en novembre 1942, ouvrent des brèches qui contraignent les militaires français de tous rangs à se positionner, voire à s’affronter, autour de la question de la légitimité des chefs. En Italie, l’armistice du 8 septembre 1943 plonge l’armée dans un grave dilemme qui se résout souvent dans la violence d’affrontements fratricides : obéir au maréchal Badoglio désigné par le roi et désormais au service de la cause alliée, ou demeurer fidèle à Mussolini et poursuivre le combat avec l’ancien allié nazi. La guerre sur le sol italien, causée en partie par un violent conflit de loyauté, laisse de profondes traces dans la mémoire collective.
Enfin, la destruction des juifs d’Europe par le régime nazi bouleverse totalement les concepts d’autorité et d’obéissance en vigueur jusqu’alors. L’implication de l’armée allemande et de ses auxiliaires paramilitaires dans les crimes commis dès l’invasion de la Pologne en 1939 puis sur le front de l’Est à partir de l’été 1941, occasionne un nouveau seuil. Hommes, femmes et enfants sont exterminés sur ordre et, à mesure que le génocide est révélé, l’Europe et le monde, dans le sillage des procès de Nuremberg en 1945 ou d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, s’interrogent sur les processus qui ont transformé des « hommes ordinaires », selon la formule de l’historien Christopher Browning, en tueurs de masse. Ces procès conduisent Theodor Adorno (1903-1969) à réfléchir sur la « personnalité autoritaire » ou Hannah Arendt (1906-1975) sur la « banalité du mal », pour mieux décrire les processus d’obéissance à des ordres criminels. Entre 1945 et 1975, les guerres de décolonisation marquées par l’usage abusif de la violence, et notamment le recours à la torture, accélèrent la réécriture en profondeur des règles de l’obéissance militaire. C’est le cas en France avec le nouveau code de justice militaire de 1965, qui met l’accent sur les responsabilités des chefs et des subordonnés s’ils ordonnent ou accomplissent des crimes ou des délits.
Les procès pour crimes contre l’humanité mettent donc en lumière la question de la responsabilité, directement corrélée à la relation d’autorité. Le choix, fait au sortir de la guerre en 1945, de juger les hauts dirigeants, puis, plus tard, des officiers moins gradés, lors du procès de Francfort en 1963 par exemple, voire des sous-officiers, lors du procès du sergent SS Oskar Gröning, le « comptable d’Auschwitz », en 2015, illustre la manière dont la responsabilité individuelle importe rétrospectivement davantage que l’obéissance. Les ordres reçus d’un supérieur, si souvent invoqués par les accusés, ne protègent ni de la condamnation morale ni de celle de la justice.