Protéger les enfants ; préparer les évacuations
Dans l’entre-deux-guerres, la mémoire de la Première Guerre mondiale et des frappes allemandes sur les villes du Royaume-Uni, qui avaient fait plus de 1 200 morts (dont 366 femmes et 252 enfants), pèse lourd dans les discussions de préparation à un éventuel affrontement. Même si le nombre de victimes civiles est peu élevé, le premier conflit mondial a montré à l’opinion publique et aux armées européennes que les nouvelles technologies en matière d’armement, en particulier les bombardements aériens, sont des menaces à prendre très au sérieux dans les débats sur la protection des populations civiles. Quelques années avant la Première Guerre mondiale, cette crainte était apparue dans la littérature contemporaine, notamment dans La guerre dans les airs (The War in the Air), roman de science-fiction d’H. G. Wells publié en feuilleton en 1908. Le bombardement de la ville basque de Guernica en 1937 confirme que ces peurs sont justifiées.
Tâchant d’anticiper les conséquences humaines et industrielles d’une éventuelle guerre dans les années 1920 et 1930, les membres du gouvernement et de l’armée britanniques proposent plusieurs solutions pour protéger la population et maintenir le bon fonctionnement du pays en matière d’approvisionnement en énergie et nourriture. Les enfants occupent une place privilégiée dans ces discussions et, dès le début des années 1930, des voix émergent en faveur de leur évacuation en cas de guerre. Cette politique devient officielle en 1938 avec la publication du rapport Anderson (d’après le nom de son auteur, Sir John Anderson, qui est à la tête du Comité de précaution contre les raids aériens). Ce rapport prévoit l’évacuation d’enfants et de mères avec leurs nourrissons si une guerre venait à éclater. Il divise l’Angleterre entre les zones d’évacuation (régions industrielles qui seraient la cible de bombardements ennemis) et des zones dites « de réception » ou « d’accueil », notamment dans les régions côtières du Sud-Ouest (Devon et Cornouailles), le pays de Galles, ou encore la région des lacs dans le Nord-Est. Le rapport préconise également les évacuations dans des familles d’accueil. La construction de camps pour enfants apparaît comme une solution trop coûteuse. En outre, dans un pays où la tradition des colonies de vacances est quasi inexistante, les camps pour enfants ne sont pas ancrés dans la culture nationale.
Des modèles d’évacuation multiples
Deux jours avant l’entrée du Royaume-Uni et de la France dans la guerre, le 1er septembre 1939, le gouvernement britannique lance l’opération Pied Piper. Au total, plus d’un million et demi d’individus, dont 800 000 enfants (les autres étant des mères, des personnes en situation de handicap ou âgées) sont évacués de Londres, Manchester, Birmingham et Glasgow notamment. Cette première évacuation de masse est mise en œuvre par le ministère de la Santé et organisée par les écoles. Les évacuations du programme Pied Piper coïncident avec la « drôle de guerre », période de huit mois caractérisée par l’inaction et l’indécision sur le front de l’Ouest. Cette situation donne raison à un grand nombre de familles britanniques dont les enfants sont évacués et qui réclament (et souvent obtiennent) leur retour, malgré les consignes du gouvernement de maintenir les enfants dans les zones d’évacuation.
La « guerre éclair » (Blitzkrieg) du printemps et de l’été 1940, durant laquelle l’armée allemande envahit la Belgique, les Pays Bas et la France, se poursuit à l’automne 1940 par la bataille d’Angleterre, qui oppose les forces aériennes britanniques et allemandes jusqu’à la fin octobre 1940, les attaques ponctuelles allemandes se prolongeant jusqu’en mai 1941. Ces événements provoquent le retour d’un grand nombre d’enfants vers les zones d’accueil. Au total, à la suite de la Blitzkrieg de 1940-1941, plus de 43 500 civils sont tués sur le sol du Royaume-Uni et 1,25 million de civils quittent leurs foyers, en grande majorité situés dans les zones urbaines. Un certain nombre de jeunes ruraux dont le père est à l’armée et la mère travaille ou est enceinte, rejoignent également les rangs des évacués. Les attaques de missiles V1 et V2 en 1944 entraînent également une nouvelle vague d’évacuation.
Dès 1939, un nombre grandissant de parents commencent à remettre en cause l’idée selon laquelle les enfants seraient en sûreté dans les campagnes britanniques. Pour certains, la sécurité de leurs enfants ne peut être garantie que hors des îles Britanniques. Commencent alors des évacuations vers le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et les États-Unis. Elles sont le plus souvent organisées par les familles qui s’en chargent directement en passant par des connaissances, et/ou des réseaux professionnels voire philanthropiques. En parallèle, ont lieu des évacuations organisées par le Children’s Overseas Reception Board et des autorités locales des « Dominions » (notamment le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Le grand nombre d’évacuations internationales dites « privées » rend peu fiables les chiffres du total d’enfants évacués hors des îles Britanniques mais les historiens estiment qu’entre 20 000 et 30 000 enfants quittent le pays via des réseaux privés ou officiels durant la guerre. Enfin, parmi les enfants évacués en Grande-Bretagne, l’on retrouve des réfugiés d’Europe centrale, y compris au sein du Kindertransport (programme britannique d’aide aux enfants juifs d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie organisé en 1938 et 1939), de Belgique et de Hollande qui ont fui leurs pays dans les années 1930 ou au printemps 1940.
L’expérience des communautés d’accueil et des jeunes évacués
L’accueil des enfants est largement laissé aux familles rurales les plus modestes, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions au sein des communautés ; les hôtes se plaignent parfois que les pensions versées par les familles des enfants évacués et par l’État ne sont pas suffisantes.
Pour les enfants, la vie dans les « zones d’accueil » est source de bouleversements importants, notamment parce qu’ils et elles sont souvent séparés pour la première fois de leurs familles. Le rythme de vie dans les campagnes anglaises diffère de ce qu’ils ont connu « at home » et leur scolarité est perturbée : les professeurs hommes sont appelés sous les drapeaux et les écoles sont parfois réquisitionnées par le gouvernement si bien que les classes ne peuvent avoir lieu toute la journée et se tiennent de temps à autre dans des lieux insolites comme des pubs ou des églises, voire à l’extérieur. On observe en conséquence un déclin des compétences en calcul et en lecture.
Les familles qui accueillent les enfants réfugiés, même modestes, sont souvent plus aisées que leurs familles d’origine. Ce nouvel environnement social, mais aussi les différences de religion, ou d’éducation entre les familles d’origine et d’accueil peuvent également être sources de tensions entres les hôtes et les enfants. L’expérience négative des enfants des quartiers urbains et ouvriers comme l’East End de Londres, découvrant pour la première fois la campagne, et dont les problèmes de poux et d’énurésie indignent et exaspèrent les hôtes, a longtemps dominé les travaux historiens sur le sujet. Certains enfants souffrent effectivement dans un environnement étranger, aux mains d’hôtes indifférents voire maltraitants.
Cependant, les entretiens d’histoire orale avec les enfants évacués mais aussi leurs instituteurs et institutrices, les « ego-documents » (comme les journaux intimes) ont permis de nuancer ces conclusions. Les relations tissées durant l’évacuation se maintiennent parfois après la guerre, et pour certains enfants la vie en milieu rural et les découvertes d’autres modes de vie ont été une aventure sans précédent, dont ils se souviennent de façon positive et avec émotion à la fin du xxe siècle.