Secourir et surveiller les réfugiés
Le xixe siècle a été défini comme le « siècle des exilés » car c’est à ce moment que le phénomène de la migration politique se développe en Europe. L’accueil varie en fonction de l’origine géographique de ces exilés, de leurs convictions politiques mais également de la reconnaissance éventuelle de leur statut de réfugiés qui connaît alors une ébauche de catégorisation socio-juridique particulière. Mais au moment où les fonctions de l’État se transforment et où la citoyenneté donne accès à des avantages sociaux et à un statut politique, les réfugiés sont de plus en plus perçus comme une menace potentielle pour l’ordre public. C’est pourquoi dans les sociétés d’accueil s’affirme la volonté de surveiller ces populations. Des dispositifs de contrôle, tels que les dépôts en France, se mettent progressivement en place et tendent à distinguer les réfugiés des autres étrangers.
Cependant, s’ils sont placés au centre d’un discours de peur, voire de haine, les réfugiés suscitent également de la sympathie et de la compassion. La fin du xixe siècle voit en effet l’émergence d’une nouvelle sensibilité au malheur des autres, qui prend une ampleur inédite pendant la Première Guerre mondiale. De nouvelles organisations philanthropiques viennent en aide aux réfugiés de guerre et aux survivants du génocide des Arméniens. Les enfants déplacés, victimes par excellence de la guerre et symbole d’espoir et de renouveau, occupent une place centrale dans les premiers programmes d’aide humanitaire transnationale.
L’élaboration d’une protection internationale des réfugiés au sortir de la Grande Guerre
Néanmoins, la catégorie juridique du réfugié ne se construit véritablement en Europe qu’à la suite de la Première Guerre mondiale, du génocide des Arméniens, de la déportation d’autres populations de l’ancien Empire ottoman et de l’exode des réfugiés russes fuyant la révolution bolchévique et la guerre civile. Le premier conflit mondial entraîne la dissolution des grands empires et engendre la création de nouveaux États qui renforcent le contrôle des circulations transfrontalières et l’accès à leur territoire national. Dans ce contexte, un statut de réfugié est mis en place par la Société des Nations (SDN). L’éligibilité des réfugiés statutaires se fonde sur la reconnaissance politique de groupes entiers (réfugiés apatrides russes et arméniens puis réfugiés assyriens, assyro-chaldéens et turcs) dépourvus de leur nationalité d’origine. Les réfugiés statutaires se voient attribuer un « passeport Nansen », certificat d’identité et titre de voyage portant le nom du diplomate norvégien Fridtjof Nansen qui a été placé à la tête d’un Haut-Commissariat pour les réfugiés. Ce passeport permet aux réfugiés de se rendre dans un pays tiers et d’y travailler puis, à partir de 1926, de retourner dans le pays ayant émis ce certificat.
Souvent perçu comme un tournant positif dans l’histoire de la protection des réfugiés, ce document novateur donne certes un statut légal aux réfugiés mais n’en aide pas moins les États qui les accueillent à les identifier et à les surveiller. En outre, le Haut-Commissariat est doté de moyens financiers et administratifs limités et le droit international inégalement appliqué. Il en résulte d’importantes disparités en Europe où les solutions ad hoc l’emportent le plus souvent sur une approche uniforme. La crise économique des années 1930 et le chômage de masse aggravent la situation, de nombreux pays européens restreignant l’accès à leur marché du travail et renforçant les contrôles à leurs frontières. Dans un climat xénophobe et antisémite croissant, les immigrés, auxquels les réfugiés sont assimilés, sont perçus comme un vecteur potentiel d’épidémies, un fardeau économique et une menace pour la stabilité sociale et politique. Les sociétés européennes refusent ainsi l’asile à la majorité des réfugiés juifs allemands persécutés et appauvris par les politiques du « Troisième Reich ».
Prendre en charge les réfugiés après 1945
La Seconde Guerre mondiale engendre des mouvements de population sans précédent : en 1945, plus de vingt millions de personnes sont dispersées à travers l’Europe. L’immense entreprise génocidaire et d’homogénéisation ethnique du « Troisième Reich » a créé une situation paradoxale : la population de l’Allemagne n’a jamais été aussi diverse qu’à la sortie de la guerre. Se côtoient des prisonniers de guerre, des rescapés des camps, des anciens travailleurs forcés et des populations fuyant l’avancée de l’Armée rouge, auxquelles s’ajoutent les millions d’Allemands originaires du Reich dans ses frontières de 1937 et issus de minorités germanophones établies hors du Reich. L’acceptation par les Alliés de leur expulsion massive atteste la banalisation du déracinement et des logiques d’homogénéisation ethnique. La plupart des réfugiés se trouvant en Allemagne à la sortie de la guerre sont rapidement rapatriés dans leur pays d’origine, mais plus d’un million de personnes – pour la plupart survivants de la Shoah, réfugiés fuyant l’occupation soviétique ou anciens collaborateurs des nazis – refusent cette solution. Pour ceux qu’on appelle alors les « personnes déplacées » et qui prétendent au statut de réfugié, l’émigration vers un pays tiers est progressivement envisagée, à la croisée de la politique de l’asile et de la politique migratoire, dans un contexte de reconstruction économique.
Par ailleurs, les organisations impliquées dans leur prise en charge en Europe et dans la préparation à leur émigration contribuent au développement de savoirs sur les traumatismes des réfugiés et à la diversification des missions humanitaires : il ne s’agit plus seulement de nourrir, soigner et vêtir les réfugiés, mais aussi de prendre en compte leurs besoins psychologiques. Cet « univers humanitaire » n’en est pas moins régulièrement critiqué par les réfugiés qui dénoncent leur infantilisation, la perte d’identité qu’ils subissent et l’existence morne dans les camps au sein desquels ils sont confinés. Pourtant, contrairement à l’image stéréotypée du réfugié passif, ils font de ces lieux de vie contraints des centres de renouveau politique et culturel. Dans les conditions « anormales » de la vie des camps, des milliers de réfugiés reconstruisent une sorte de « normalité » en reconstituant des familles et en réélaborant leurs folklores et leurs identités nationales.
C’est dans ce contexte de déplacements de masse en Europe que représentants étatiques et juristes internationaux repensent le statut international des réfugiés. En décembre 1950 est créé le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés qui n’a pas le pouvoir d’intervenir dans les affaires internes des États, ces derniers restant souverains dans le financement de l’asile et sa gestion. Après des négociations difficiles entre Européens et Nord-Américains, la convention internationale de Genève relative au statut des réfugiés est adoptée en juillet 1951. Jusqu’à l’adoption d’un protocole en 1967, elle ne concerne que les événements ayant eu lieu en Europe avant 1951. Si elle ne force par les États signataires à octroyer l’asile aux réfugiés, elle leur impose une double obligation : d’une part, la non-expulsion des réfugiés dans un territoire où leur vie serait menacée en raison de motifs précisés dans la convention ; d’autre part, l’absence de sanctions pénales pour l’entrée ou le séjour irrégulier sur leur territoire. Créée dans un contexte de guerre froide et centrée sur l’Europe, cette convention est peu adaptée aux réalités actuelles mais demeure l’instrument du cadre légal de l’asile en Europe au xxie siècle.