Au début du xxe siècle, avec l’apparition de la Télégraphie Sans Fil (TSF), les échanges de messages deviennent plus vulnérables aux interceptions. Des services de cryptographie (dits aussi « services du Chiffre »), spécialisés dans l’étude des codes secrets, voient alors le jour dans des départements militaires et navals. Leur objectif officiel ? Protéger les communications nationales et alliées. Leur but officieux ? Percer le secret des télégrammes adverses à des fins de renseignement.
De nouveaux services secrets
Après avoir fait couler beaucoup d’encre à l’époque moderne (xvie-xviiie siècles), la science des écritures secrètes, qui comprend à la fois codes (transformer un texte mot par mot) et chiffres (transformer un texte caractère par caractère), revient au goût du jour dans les années 1880. Elle vise d’abord à protéger les données militaires, mais également à développer les capacités de cryptanalyse, c’est-à-dire l’attaque des systèmes ennemis. Les premiers États européens qui se dotent d’un service du Chiffre militaire sont la France et l’Autriche-Hongrie dès les années 1900. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, la Russie, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie les imitent. Au début de la guerre, ces services recrutent principalement des linguistes. En effet, chiffrer un message se fait alors à la main, avec un dictionnaire de code ou une table chiffrante, tandis que déchiffrer demande surtout de combler les trous, sans algorithme ni machine : les mathématiciens ne les rejoignent que tardivement, comme l’illustre l’exemple de l’Abhördienst allemand créé en 1916. Si les Chiffres européens recrutent très majoritairement des hommes, des femmes rejoignent les rangs britanniques pour y être notamment cryptanalystes.
Ces services sont secrets : leur règlement stipule avec clarté que la réussite de leurs activités dépend de cette discrétion. Les brouillons qui servent à chiffrer ou déchiffrer un message ainsi que les dictionnaires de codes obsolètes doivent être brûlés, pour empêcher que l’ennemi ne puisse reconstituer les systèmes alliés. Tous les documents relatifs au Chiffre sont estampillés « secret » et conservés avec de grandes précautions dans les deux camps. Les noms de certains services, comme « Room 40 » et « M.I.1(b) » au Royaume-Uni, n’indiquent même pas explicitement leur spécialité. Pour garantir le secret des communications sensibles entre les fronts, la coopération interalliée requiert aussi la mise en place de codes et de chiffres communs, ici entre Français et Britanniques, là entre Austro-Hongrois et Empire ottoman. Ces systèmes sont renouvelés régulièrement pour contrecarrer les découvertes des cryptanalystes ennemis. La guerre des codes se double ainsi d’une course constante contre la montre, qui s’accélère véritablement en 1916.
Un front immatériel et pourtant crucial
Lorsqu’en août 1914, les navires britanniques coupent les câbles sous-marins allemands, ils lancent le coup d’envoi d’une guerre des communications, appelée aussi « guerre dans l’éther » par les contemporains. Forçant dès lors l’Allemagne à transmettre sur de longues distances par TSF, la manœuvre favorise l’interception des télégrammes allemands à destination des pays neutres, ce qui permet de surveiller sa diplomatie de l’ombre. Les puissances européennes mettent ainsi en place des stations d’écoute à portée variable, sur la côte comme à l’intérieur des terres. Celles-ci interceptent des messages en clair, ainsi que de très nombreux échanges chiffrés, envoyés pour déchiffrement aux services ad hoc. Ils sont ensuite transmis aux sections de renseignement pour recoupement avec des informations obtenues par radiogoniométrie, interrogatoire, renseignement aérien, etc. La guerre des codes implique ainsi une coopération des différents services du renseignement, ainsi qu’un partage des informations entre les Chiffres alliés.
À ce titre, elle pousse les sections du Chiffre européennes à redoubler d’ingéniosité à mesure que les codes et les chiffres se complexifient. Si ces messages en morse constituent un front immatériel, ils ont une influence directe sur le front physique, que ce soit dans les tranchées de la Somme, le désert arabique ou en mer du Nord : les renseignements obtenus ont souvent une valeur tactique et opérationnelle et peuvent influer sur l’issue d’une bataille. En août 1914 par exemple, lors de la bataille de Tannenberg, les armées russes sont vaincues par les Allemands et les Autrichiens qui lisent les télégrammes ennemis envoyés en clair. À la suite de cet épisode, les Allemands, qui ont compris l’importance stratégique du chiffrement des messages, décident de revoir la protection de leurs propres communications sur le front ouest. Pour autant, les chiffres allemands ne sont pas infaillibles puisque l’Amirauté britannique peut suivre les manœuvres diplomatiques subversives allemandes en déchiffrant la correspondance interceptée entre Berlin et différentes ambassades : c’est le cas du fameux télégramme Zimmermann de janvier 1917. La capacité d’anticipation des troupes alliées sur le front ouest lors des opérations de 1918 repose également sur le décryptement des messages allemands, combiné à d’autres sources de renseignement.
Du chiffre manuel aux machines chiffrantes
Si les décrypteurs français considèrent que leur travail a permis la victoire finale, ces conclusions ne font pas la Une des journaux. En effet, chez l’ensemble des belligérants, les actions du Chiffre militaire et naval sont maintenues secrètes après l’armistice. Plusieurs raisons à cette discrétion : d’abord, la conférence de la Paix de Versailles de 1919, durant laquelle les services veulent continuer de suivre officieusement les échanges télégraphiques des nations adverses ; le refus aussi d’entacher la gloire des combattants victorieux par des affaires « sournoises » de renseignement menées par des personnels qualifiés de « planqués » par les poilus ; enfin l’idée persiste chez les responsables du renseignement qu’il vaut mieux ne pas informer indirectement l’ennemi vaincu de la fragilité de ses communications, notamment en cas de guerre future. Ainsi, interdiction de publier des mémoires de 1914-1918 pour les hommes et les femmes du Chiffre, censure d’articles relatifs aux actions du service, et défense formelle d’en parler même à ses proches conduisent les décrypteurs à se regrouper dans des associations d’anciens pour maintenir la flamme du souvenir.
Avec la démobilisation et le retour à la paix, les Chiffres de la Grande Guerre sont maintenus, mais sous une forme plus modeste. En Grande-Bretagne, ils fusionnent au sein d’une école, la Government Code & Cypher School (GCCS), tandis qu’en France ils sont refondus et réorganisés.
Dès les années 1920, des prototypes de machines chiffrantes apparaissent. La première guerre des codes a été livrée par des linguistes et des lettrés, à la main, dans l’urgence et l’incompréhension ponctuelle des hauts responsables militaires et navals. La seconde guerre des codes donne la part belle aux mathématiciens et marque l’avènement des machines. La plus célèbre, l’Enigma allemande (ou plutôt « les Enigma » puisqu’il y en existe de nombreuses versions) est d’abord décortiquée par les décrypteurs polonais en 1932. Alors que les tensions montent en Europe, ces derniers présentent leurs conclusions à leurs alliés français et britanniques en juillet 1939. En coopération avec les cryptologues français, polonais et espagnols réunis au PC « Bruno », au nord-est de Paris, le Chiffre britannique peut ainsi s’attaquer dès le début de la guerre aux communications chiffrées allemandes, sur le site secret de Bletchley Park, à 80 km de Londres, où la GCCS s’est installée en 1938. Une nouvelle fois, la guerre des codes fait rage dans l’ombre, sur terre comme sur mer.