Du Centre de documentation juive contemporaine au Mémorial de la Shoah

Le Centre de documentation juive contemporaine a été créé par Isaac Schneersohn à Grenoble sous occupation italienne en avril 1943. Installé à la Libération à Paris, il publie un certain nombre d’ouvrages sur le génocide des Juifs et une revue, Le Monde juif. Constatant que les écrits échouent à construire une mémoire de l’événement, il décide d’ériger à Paris un lieu de mémoire. Il triomphe de tous les obstacles. En 1956, sur un terrain cédé par la Ville de Paris rue Geoffroy l’Asnier, le Tombeau du martyr juif inconnu est inauguré. Rebaptisé Mémorial de la Shoah, agrandi, il est à nouveau inauguré en janvier 2005 pour le soixantième anniversaire de l’ouverture des camps d’Auschwitz et comporte désormais un Mur des noms où sont inscrits les déportés de France.

Le fronton du Mémorial de la Shoah.
Sommaire

Les premières réalisations sous l’Occupation et dans l’immédiat après-guerre

Dès la période de l’Occupation, Isaac Schneersohn (1881-1960), rabbin et industriel d’origine russe, est conscient de l’importance que revêtira pour les Juifs la question de la restauration de leurs droits à la libération de la France. Cette préoccupation est à l’origine de la création du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) appelé au départ « Comité Schneersohn ». Le 28 avril 1943, à Grenoble, alors occupée par les Italiens, une quarantaine de responsables de la plupart des organisations juives créent ainsi une institution nouvelle vouée à documenter les divers aspects de la persécution dans le souci de penser la reconstruction de l’après-guerre, de peser sur elle. Léon Poliakov (1910-1997), secrétaire de Schneersohn, en fut un témoin ironique : « Je me souviens, écrit-il dans son autobiographie L’auberge des musiciens, que, pour commencer, il [Schneersohn], avait installé un bureau à Grenoble, rue Bizanet, où une demi-douzaine de dactylos étaient chargées de dépouiller le Journal officiel pour dresser l’interminable liste des entreprises aryanisées, ce que je trouvais suprêmement ridicule, ne comprenant pas qu’il faut un commencement à tout. »

De retour à Paris, lors de l’insurrection d’août 1944, Isaac Schneersohn installe le CDJC chez lui, rue Marbeuf (8e arrondissement), puis dans un vaste appartement de la rue Foch (16e). Léon Poliakov en devient très vite le chef du service des recherches. Il réussit à récupérer les archives de l’administration SS en France, du Commissariat général aux questions juives, de l’ambassade d’Allemagne à Paris, de l’état-major, et surtout du service antijuif de la Gestapo. Ces archives, le CDJC les confie à Edgar Faure, procureur adjoint au procès international de Nuremberg (1945-1946), en charge de l’accusation de crimes contre l’humanité. Cette « manne de documents inédits » lui permet de rédiger un réquisitoire d’une grande acuité. « C’était, écrit-il dans ses mémoires, la mécanique de la criminalité d’État qui se photographiait sur un certain nombre de pièces décisives, permettant de saisir la complicité à tous les niveaux et dans tous les rameaux de cette arborescence. » Léon Poliakov et son collègue Joseph Billig (1901-1994) – tous deux émigrés russes devenus historiens en travaillant au CDJC – assistent au procès comme permanents du CDJC et le font inclure parmi les destinataires officiels des documents. Les archives du Centre en sont considérablement enrichies.

Construire un mémorial de pierre

Grâce à ses archives, le CDJC publie un certain nombre d’études après la guerre sur l’histoire des persécutions en France et en Europe, ainsi qu’une revue trimestrielle, Le Monde juif à partir de 1946, et organise à Paris en 1947 la première conférence européenne des commissions historiques et des centres de documentation juifs. Pourtant, ouvrages et revue ne trouvent qu’un public restreint, et Schneersohn s’interroge sur les moyens d’assurer l’avenir de la mémoire de ce passé. Dans son esprit inventif germe alors l’idée d’ériger un « tombeau du martyr juif inconnu ». Les dénominations (Panthéon, Mémorial du juif inconnu, du supplicié juif inconnu) sont fluctuantes, mais l’inspiration se nourrit du culte des morts de la Grande Guerre. Schneersohn souhaite regrouper dans un même bâtiment les cendres des morts de ghettos et des camps – c’est pour lui l’aspect « tombeau » –, son centre de documentation, une salle de conférences et une exposition permanente. Aujourd’hui, ce projet peut sembler banal. Archives, bibliothèques, mémorial, exposition sont les composantes de milliers de musées mémoriaux qui concernent la Shoah, mais aussi de nombreux autres événements historiques. On n’insistera pourtant jamais assez sur l’aspect résolument novateur du projet de Schneersohn.

Cette idée ne suscite guère d’enthousiasme dans le monde juif. Les oppositions y sont nombreuses, certains remettant notamment en doute la conformité religieuse du monument, et la polémique agite sporadiquement les communautés juives de France, de la diaspora, d’Israël, du moment où le projet est rendu public (début 1951) jusqu’au jour de l’inauguration (30 octobre 1956). Aucune objection pourtant n’est capable d’arrêter Schneersohn. Il met sur pied une organisation internationale. Il propose aux grands de ce monde d’entrer dans le comité mondial de patronage du monument, placé sous la présidence de l’ancien ministre radical Justin Godart, de longue date intéressé aux « affaires juives », un fidèle compagnon du CDJC dès la Libération. La reine des Belges, Winston Churchill, Eleanor Roosevelt, Albert Einstein, le président de l’État d’Israël, Chaïm Weizmann, et son Premier ministre, Ben Gourion, donnent leur accord. Schneersohn envoie des missi dominici pour créer des comités nationaux en charge de collecter des fonds. La Ville de Paris offre, en 1952, un terrain à l’angle des rues Geoffrey L’Asnier et du Grenier-sur-l’Eau (4e arrondissement), adhère au comité du monument et verse un million de francs. Son soutien, au-delà des variations de statut de la municipalité et de la couleur politique des élus, ne se démentira jamais. Les architectes sont choisis : Alexandre Persitz et Georges Goldberg. Ils optent pour la sobriété et le dépouillement, voulant « atteindre à un monumental sévère, à une certaine pérennité par le renoncement à tout effet plastique ou de style qui risquerait de s’affaiblir avec le temps ». Étant donné la situation en ville, en contact avec la vie de la cité, ils ne souhaitent pas donner au monument un caractère trop funéraire. Le 17 mai 1953, pour le dixième anniversaire du CDJC, a lieu la cérémonie de pose de la première pierre. Elle est grandiose. Personnalités et milliers de Juifs anonymes s’y pressent.

De l’obstacle israélien au mur des Noms

Dès le lendemain, un débat s’ouvre à la Knesset en Israël. Les députés conviennent que Jérusalem est le seul endroit approprié pour la construction du mémorial aux victimes du nazisme. La « loi sur le souvenir des héros et martyrs » est votée en première lecture. Promulguée le 19 août 1953, elle crée le Yad Vashem, textuellement « un monument et un nom » (Isaïe). Cette loi bouleverse les données du problème. Symboliquement, d’abord, puisque Paris ne peut plus prétendre être le centre de la mémoire. Matériellement surtout, puisque l’argent ne peut plus venir de la collecte mondiale qui doit être réservée à l’État d’Israël. Un compromis est trouvé par Nahum Goldmann, le président du Congrès juif mondial. L’argent pour le monument parisien viendra des réparations allemandes. Le 30 octobre 1956 est inauguré le Tombeau du martyr juif inconnu. Il n’a alors de tombeau que le nom, les cendres n’étant inhumées que le 24 février 1957. Le lieu est rebaptisé insensiblement « Mémorial du martyr juif inconnu » en 1974. Il est en quelque sorte ré-inauguré en 2005 lors des cérémonies marquant le soixantième anniversaire de l’ouverture du camp d’Auschwitz par les armées soviétiques, en présence notamment de Jacques Chirac et de Simone Veil. Grâce à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, créée après les travaux de la mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite « mission Mattéoli », et abondée par l’argent de la restitution par l’État et les institutions financières concernées des fonds en déshérence issus de la spoliation des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale, il est considérablement agrandi et devient en 2005 le Mémorial de la Shoah. Un mur des noms, comprenant tous les noms des Juifs ayant été déportés de France, est érigé. Le CDJC devient en 2013 le Centre de documentation du Mémorial de la Shoah. À l’heure où la mémoire de la Shoah est considérée par certains comme un « devoir », il accueille désormais un grand nombre de publics scolaires. De sa vocation passée, il a certes abandonné la recherche, mais demeure un lieu d’exposition, de réunion, avec toujours une bibliothèque et un centre d’archives.

Citer cet article

Annette Wieviorka , « Du Centre de documentation juive contemporaine au Mémorial de la Shoah », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12267

Bibliographie

Jockusch, Laura, Collect and Record ! Holocaust Jewish Documentation in Early Postwar Europe, New York/Oxford, Oxford University Press, 2012.

Poznanski, Renée, « La création du Centre de documentation juive contemporaine en France (avril 1943) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 63, juillet-août 1999, p. 51-64.

Wieviorka, Annette, « Un lieu de mémoire et d’histoire. Le mémorial du martyr juif inconnu », Revue de l’université de Bruxelles, nos 1-2, 1987, p. 107-132.

Wieviorka, Annette, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992.

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