La création de symboles floraux au cours et au lendemain de la Grande Guerre
Dès le début de la Grande Guerre sont aménagés, dans la proximité immédiate des zones de combat, des cimetières provisoires dont les tombes se fleurissent spontanément, ce qui retient l’attention de certains combattants. En 1915, en Flandre, la floraison de coquelicots inspire au lieutenant-colonel canadien John McCrae le poème In Flander Fields, qui érige le poppy en symbole du sang versé par les hommes tombés au champ d’honneur. En France, les survivants de la première année du conflit appellent les recrues de la classe 1915 les bleuets. Si ce surnom s’explique par le port du nouvel uniforme bleu horizon, il est également choisi parce que cette fleur bleue, tout comme le coquelicot, continue de pousser sur les champs de bataille. Du côté allemand, d’autres fleurs symbolisent la guerre qui s’éternise, parfois dans le sillage d’usages datant de l’avant-guerre. C’est le cas du myosotis, appelé en allemand « ne m’oublie pas » (Vergissmeinnicht) et qui, avant 1914, était déjà la fleur du souvenir représentant l’être aimé parti loin du foyer. Séché, précieusement conservé, il est glissé (tout comme le réséda) dans les correspondances épistolaires et matérialise la permanence des liens entre le front et l’arrière. Des soldats engagés dans la Grande Guerre développent en effet des pratiques intimes autour des fleurs, à l’instar du Canadien George Stephen Cantlie qui envoie à sa fille des fleurs cueillies sur les champs de bataille et dont le geste a récemment été rendu célèbre par une exposition d’art itinérante.
Dans l’après-guerre, des fleurs deviennent le symbole collectif de toutes les victimes d’un même pays. D’abord mobilisé dans le cadre d’initiatives individuelles et privées, le coquelicot s’institutionnalise après 1920 en Grande-Bretagne : le maréchal Douglas Haig organise en 1921 un British Poppy Day Appeal afin de récolter des fonds destinés aux anciens combattants invalides et sans ressources. Rapidement étendue aux autres nations du Commonwealth, la pratique transforme le jour de l’armistice en Poppy Day, où de très nombreux Britanniques arborent un coquelicot en mémoire des soldats tombés au combat. Signe de son importance dans la mémorialisation du conflit, les poppies jouent encore un rôle majeur lors des festivités du centenaire de la Grande Guerre : plus de 888 000 coquelicots – un pour chaque soldat tué – ont été plantés devant la tour de Londres à partir de l’été 2014.
Comme le coquelicot en Grande-Bretagne, le bleuet ne devient véritablement une marque du souvenir en France qu’après la fin du conflit. Mais à la différence de l’emblème floral choisi dans les pays du Commonwealth, il ne renvoie pas à l’ensemble des combattants tombés au champ d’honneur, Charlotte Malleterre, fille du commandant de l’hôtel national des Invalides, et Suzanne Lenhardt, infirmière major, en faisant le symbole spécifique des gueules cassées. Celui-ci doit honorer les 300 000 soldats qui portent les stigmates de la guerre sur leurs corps et leurs visages. Produits dans des ateliers par des mutilés, les bleuets de papier sont vendus afin de fournir un revenu supplémentaire à ces derniers. Enregistrant un regain d’intérêt après 1945, cette tradition occasionne leur commercialisation aux dates anniversaires du 8 mai et du 11 novembre et permet de financer des actions en faveur des anciens combattants, des veuves de guerre, des blessés lors des opérations extérieures mais aussi, plus récemment, des victimes du terrorisme.
Une pratique symbolique qui se perpétue en 1939-1945
En érigeant les fleurs au rang de marqueur mémoriel, la Grande Guerre a inventé une tradition qui se perpétue au cours de la Seconde Guerre mondiale. Comme en Flandre en 1914-1918, les sépultures creusées en Italie pendant la campagne alliée (1943-1945) se fleurissent rapidement et les fleurs en viennent à symboliser ce terrible théâtre d’opération. Après la reprise du mont Cassin en mai 1944, une chanson en vogue parmi les soldats polonais ayant pris part à la bataille évoque les coquelicots qui « ont bu le sang » de leurs camarades. Le symbole floral s’impose également dans la culture populaire. Dans le film hollywoodien de John Sturges Un homme est passé (1955), un vétéran de la Seconde Guerre mondiale cherche en Arizona un fermier japonais pour lui remettre la médaille de son fils tué au combat durant la campagne d’Italie. Dans la ferme dévastée, devant un parterre de fleurs sauvages, qui lui rappellent celles des champs de bataille de la péninsule Italienne, l’ex-soldat comprend qu’un corps a été enterré à cet endroit.
Néanmoins, au cours du second conflit mondial, les fleurs ne rappellent pas uniquement la mort de soldats. De 1940 à 1945, la marguerite devient un symbole patriotique et l’emblème de la résistance néerlandaise face à l’occupant : arborée par la reine Wilhelmina en exil en Grande-Bretagne, donnée en prénom à la princesse héritière et portée par les réfugiés, elle incarne aussi l’espoir d’une fin prochaine de la guerre. De même, dans la chanson italienne Bella Ciao, c’est une fleur qui orne la tombe du partisan tombé pour sa patrie.
Les fleurs comme symbole de la paix et du refus de la guerre
Les fleurs n’expriment pas seulement le souvenir des hommes tombés au combat ou la glorification des résistants. Pendant la Grande Guerre, à l’instar du poilu Gaston Mourlot, de nombreux soldats confectionnent des herbiers, afin de rompre avec la temporalité du conflit en collectionnant un élément qui incarne le temps de paix, celle du passé et celle à venir. De fait, il existe une forte relation entre la paix et les éléments végétaux, des arbres de la liberté plantés en France après la révolution de 1848 pour incarner la réconciliation entre les citoyens au rameau d’olivier qui symbolise la paix, symbole que la colombe de Picasso dessinée en 1949 ancre durablement dans l’imaginaire international. La guerre froide et ses conflits connexes (comme celui du Viêt Nam) associent en effet la fleur au combat pour la paix. Les manifestations pacifistes aux États-Unis voient des militants opposer des fleurs aux forces de l’ordre, une scène notamment immortalisée en 1967 à Washington par un célèbre cliché du photographe Marc Riboud. Dans le même temps, le mouvement du Flower Power et son rejet des conflits s’exportent en Europe. En avril 1974, au Portugal, la révolution des Œillets montre que les soldats eux-mêmes peuvent s’emparer de ce symbole pour dire leur refus de prendre part aux guerres de décolonisation et leur volonté de rompre avec un régime autoritaire qui s’épuise à les poursuivre.
Pour autant, les fleurs continuent d’incarner la mémoire de conflits passés et des souffrances endurées en Europe. À Sarajevo, les stigmates des bombardements de la ville entre 1992 et 1995 sont remplis de résine rouge, des « roses » qui rappellent les guerres dans l’ex-Yougoslavie. Plus à l’est, le dépôt d’œillets, notamment à Saint-Pétersbourg au cimetière de Piskarevo où reposent les victimes du siège de Leningrad (1941-1944), ou au pied du mémorial des soldats tués lors de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) et en Afghanistan (1979-1989) à Chisinau en Moldavie, montre que la volonté de se souvenir passe également par des éléments floraux dans cette partie du continent européen.
Marque mémorielle de la guerre, les fleurs en Europe ont longtemps exalté le patriotisme. Toutefois, elles semblent désormais « mortes à la pensée » chauvine (Emanuele Coccia). Déposées en masse sur les sites des attentats de Berlin à Paris, de Londres à Barcelone, elles rappellent, au-delà des différences nationales, que les sociétés européennes partagent des rites communs du deuil, du souvenir et du refus de la violence dont les fleurs sont devenues l’une des formes d’expression.