Avec la Première Guerre mondiale, le deuil touche des nations entières jusque dans leurs écoles, dès le conflit, et dans ses suites. C’est ce que montrent les cas britannique et français. Désignant la douleur éprouvée face à la perte d’un proche, le deuil est aussi un processus, qui recouvre, pour citer Jay Winter, le passage du « choc de la découverte à l’acceptation de la perte, tout au long d’un pénible effort de compréhension des événements [...] ». Il est particulièrement difficile dans les mondes scolaires du secondaire car il renvoie à une inversion inédite de l’ordre de la vie, dans laquelle parents et professeurs enterrent leurs enfants et élèves. À sa manifestation intime qui accompagne la perte d’un être cher s’ajoute son expression collective. Les élèves âgés de 11 à 18 ans ont vu leurs aînés partir au front et pour beaucoup y mourir. La guerre et le deuil de masse affectent donc les établissements secondaires de plusieurs manières : la vie scolaire est désormais rythmée par les cérémonies du souvenir, le projet du monument aux morts devenant central ; guerre et deuil entrent également dans la salle de classe et la pédagogie des années 1920 – décennie qui représente, de ce fait, un moment inédit dans les relations entre les différents acteurs scolaires, au sein de l’institution.
Pleurer, honorer et commémorer les morts de l’établissement
Les associations d’anciens élèves et les chefs d’établissement français comme britanniques entreprennent, pendant le conflit, la difficile tâche d’établir et de réactualiser sans cesse des listes de tués : élèves de dernière année partis s’engager en cours de scolarité, anciens élèves, professeurs, personnels. Il faut compter, nommer, écrire sans relâche. Ces noms deviennent rapidement ceux à inscrire sur le futur monument aux morts. Après l’armistice, il faut également choisir un emplacement, un artiste, un projet pour le monument. Dans les lycées privés en France et dans les public schools anglaises aux frais de scolarité très élevés, le monument se double d’une fondation pour payer les frais d’inscription des fils d’anciens élèves tombés. Dans le même temps, la mort et le deuil envahissent l’espace : on organise les premières cérémonies commémoratives, la toponymie scolaire est réinventée en hommage aux disparus et des autels en mémoire des professeurs tués sont placés dans les salles de classe. Louis Haudié, directeur de l’École Say, annonce les nouvelles nominations : « la cour des petits sera la cour Lafargouette, et ce nom y sera lu trois fois, Lafargouette Georges, Lafargouette Louis, Lafargouette Paul, trois frères venus à nous de 1899 à 1909 et réunis dans le même sacrifice ». Ces pratiques ancrent le deuil dans l’histoire et l’identité même de l’établissement, entre tristesse et fierté.
À la fin des années 1920, tous les établissements secondaires de garçons se sont dotés d’un monument ou de plaques commémoratives. Désormais, dans l’enceinte scolaire, les habitudes, les gestes et les repères sont marqués par le deuil. Dans la plupart des public schools, les élèves sont chaque jour mis en présence de trois monuments ou plaques différents : celui de la salle commune dans chaque house, c'est-à-dire du groupe d’internes, celui de la chapelle et enfin celui de l’école. Dans cette période de sortie de guerre, la cérémonie centrale est l’inauguration du monument aux morts. À ce titre, les jeunes filles sont de fait moins concernées dans le cadre scolaire, ce qui a pu contribuer à invisibiliser leur deuil intime, même si elles sont ponctuellement invitées à participer à des cérémonies dans l’école de garçons voisine, où les frères sont scolarisés. Au contraire, une grande leçon est donnée aux garçons, comme dans ce discours du Garde des Sceaux en 1921 : « Vous avez un double devoir : être ce que vous deviez être, être ce que vos aînés auraient été. Vous devez deux fois le service de la France : comme appelés et comme remplaçants. Et vous ne serez quittes envers ceux qui sont morts qu’autant que vous aurez réussi à faire la France aussi grande dans la Paix que ceux-ci l’ont fait grande dans la Défense. Comment y parviendrez-vous ? Par le travail, par la bonté, par l’union ».
Grande Guerre, deuil et pratiques pédagogiques
Au début des années 1920, dans les établissements secondaires de filles comme de garçons, la guerre est peu enseignée par les professeurs d’histoire-géographie, qui ne se sentent souvent pas légitimes face à cette histoire du temps présent à laquelle ils ne sont pas habitués. D’autres disciplines mettent le conflit au cœur de leurs enseignements en réutilisant des outils connus : il en est ainsi des rédactions, des dictées ou encore des traductions. Des projets pédagogiques voient également le jour, qui ne sont pas le fruit de directives mais d’initiatives individuelles. Ceux-ci viennent le plus souvent des disciplines artistiques, dessin ou musique : création puis apprentissage d’un hymne aux morts qui devient la school song officielle comme à Canton High School au Pays de Galles en 1919, ou confection des pages du livre d’or en cours de dessin par les élèves de l’École Say en 1920.
En outre, les pratiques pédagogiques en ont été transformées. Des changements dans la manière d’enseigner et de se comporter dans la salle de classe apparaissent en effet : éducations nouvelles, excursions et activités hors-les-murs, nouveaux rapports à l’autorité... Le développement des voyages scolaires relève de ces nouvelles pratiques. Encore rares au début du xxe siècle, les voyages ont désormais pour destination les champs de bataille et les cimetières militaires. Ils sont particulièrement importants dans les écoles britanniques car les corps des soldats tombés n’ont pas été rapatriés, et constituent souvent pour les élèves les premiers séjours effectués sur le continent. Leurs comptes-rendus représentent une source essentielle pour entendre la voix de ces adolescents et adolescentes, comme celle d’un élève de Canton High School en 1926 : « Les cimetières étaient étrangement impressionnants, avec leurs rangées de croix en bois, et les lignes de tranchées, qui crachaient autrefois le feu et la mort ».
Une communauté scolaire née de la guerre et du deuil
L’expérience partagée du deuil scolaire crée une nouvelle manière d’être ensemble et de se penser en tant que groupe. À l’échelle de l’établissement, les acteurs constituent, peut-être pour la première fois, une communauté scolaire née de la guerre. La tristesse éprouvée renforce les relations intergénérationnelles, forgeant des liens presque familiaux entre professeurs et élèves. Ces liens tiennent aussi au moment charnière que représente le second degré : l’établissement est le lieu où l’adolescent se transforme physiquement et psychiquement, où il acquiert des connaissances, où il développe ses goûts, où son caractère s’affirme et où il construit sa vie d’adulte. Dès lors, plus que tout autre corps de métier ou association, ces écoles constituent progressivement une communauté unie autour de la perte des fils, des élèves.
La communauté scolaire se retrouve lors des cérémonies ritualisées comme les remises des prix, moment central de la vie scolaire d’avant-guerre. Une nouvelle pratique s’institue : la création par les parents d’élèves de prix au nom du fils, ancien élève, mort au champ d’honneur et qui viennent récompenser d’une somme financière un élève brillant. Souvent, les critères choisis par les parents permettent de récompenser un élève qui ressemble à leur fils perdu. Ces jeunes britanniques et français ont désormais un nouveau poids à porter : ils doivent être dignes du sacrifice de leurs aînés et doivent montrer dans le travail la même vigueur que leurs prédécesseurs au combat.