Un événement marquant pour les contemporains
Même s’ils se sont déroulés en pleine guerre mondiale, les déportations et massacres qui visent les Arméniens ottomans sont connus du grand public européen. À la fin de la Grande Guerre, des organisations américaines ou britanniques apportent leur aide aux rescapés, par exemple en subventionant de nombreux orphelinats en Turquie, au Liban et dans l’ancienne Arménie russe, soviétisée en 1921. D’autres orphelinats accueillent des enfants arméniens en Europe, comme celui du pasteur Antony Kraft-Bonnard à Begnins (Suisse). Les crimes commis contre les Arméniens sont évoqués dans la presse et les chancelleries lors de la négociation des traités d’après-guerre. Plusieurs pays d’Europe comme la France, la Grèce, la Bulgarie, voient l’arrivée de nombreux Arméniens, qui quittent la Turquie après 1922-1923.
La mise en place d’une juridiction internationale ad hoc pour juger les responsables des massacres échoue. Les procès organisés à Constantinople par le nouveau gouvernement ottoman visent surtout à dédouaner l’État de sa responsabilité. Cependant, en 1921, l’assassinat de l’ex-ministre de l’Intérieur et ex-grand vizir ottoman Talaat pacha, en exil à Berlin, par l’activiste arménien Soghomon Tehlirian, rencontre un fort écho en Allemagne, pays allié de l’Empire ottoman pendant la guerre où ces massacres ont été cachés à la population. Le travail inlassable du pasteur allemand Johannes Lepsius contribue lui aussi à une prise de conscience. En 1933, l’écrivain autrichien juif Franz Werfel publie Les Quarante jours du Musa Dagh (Die vierzig Tage des Musa Dagh) en Allemagne, au moment même où les nazis dressent des bûchers de livres. Son roman, qui raconte la résistance de villageois arméniens de Cilicie menacés d’être déportés et liquidés par les Turcs en 1915, est lu avec ferveur quelques années plus tard dans les ghettos juifs de Pologne.
Le réveil de la mémoire et le combat pour la reconnaissance du génocide après 1945
La fin de la Seconde Guerre mondiale et la révélation de l’ampleur des crimes nazis marquent une césure dans la mémoire de la destruction des Arméniens. En décembre 1945, l’utilisation par le tribunal international de Nuremberg du concept de génocide forgé par Lemkin est aussitôt soulignée dans la presse arménienne, notamment dans un éditorial de Chavarch Missakian, rédacteur du quotidien Haratch publié à Paris, qui relève combien le néologisme est adéquat pour désigner le sort connu par ses compatriotes trente ans plus tôt.
Depuis 1919, la commémoration du génocide le 24 avril, en référence à la date de l’arrestation des élites arméniennes ottomanes à Constantinople en 1915, reste dans le registre du deuil et de la foi religieuse dans la diaspora. Les commémorations du cinquantenaire du génocide, en 1965, marquent un tournant par leur ampleur dans le monde arménien, y compris en Arménie soviétique. Les années 1960-1970 amorcent la politisation de la mémoire du génocide : sa commémoration s’extériorise davantage, s’accompagne de l’exigence de réparations et d’une reconnaissance internationale, et se matérialise par la création de monuments. Forme extrême de cette politisation de la mémoire du génocide, le terrorisme arménien des années 1970-1980, incarné par des groupes clandestins comme l’« Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie » (ASALA) et les « Commandos des justiciers du génocide arménien », s’en prend aux représentants de l’État turc à l’étranger. Leurs actions les plus indiscriminées, comme l’attentat meurtrier d’Orly (1983) attribué à l’ASALA, précipitent leur dissolution. Dans le même temps, des groupements de militants sont formés dès les années 1970, comme en France le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) ou, aux États-Unis, des lobbys tels que l’Armenian National Committee of America (ANCA) et l’Armenian Assembly of America (AAA). Le combat pour la reconnaissance du génocide devient l’élément fédérateur des communautés arméniennes et le moteur le plus puissant de leurs mobilisations. Cependant, il se heurte au déni et à l’indifférence, dans le contexte de la guerre froide où les gouvernements occidentaux hésitent à froisser la Turquie, pilier de l’OTAN.
La négation du génocide en Turquie
En Turquie, l’effacement des traces du génocide commence dès sa perpétration. Dans les années 1920-1940, le régime kémaliste œuvre à rendre invisibles les éléments non turcs au nom de l’édification d’un État-nation unifié et épuré. Tandis que la langue turque est imposée dans l’espace public, la Société turque d’histoire créée en 1932 se voit confier la tâche de réécrire le passé national. Après 1945, cette politique étatique de dénégation est institutionnalisée, en réaction aux revendications naissantes des Arméniens pour la reconnaissance du génocide. Quoique l’État turc soit l’un des premiers signataires de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), il met à profit sa position géopolitique stratégique et ses relais à l’étranger (ambassades, universités subventionnées, milieux d’affaires, etc.) pour contrecarrer toute reconnaissance internationale du génocide des Arméniens.
En Turquie, les voix dissonantes restent réduites au silence, même si le négationnisme officiel ne parvient pas à empêcher la persistance de contre-mémoires, notamment en pays kurde ou parmi les descendants des nombreux Arméniens islamisés de force au cours du génocide. Le discours négationniste connaît un assouplissement au début des années 2000 avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir, avant de connaître un nouveau raidissement à partir de 2014, parallèlement à la reprise en main autoritaire du pays par le président Erdoğan. L’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink, fondateur du journal turc-arménien Agos, en 2007, préfigure ce raidissement. Cent ans après le génocide, la Turquie reste l’un des seuls pays, avec l’Azerbaïdjan, où sa négation fait l’objet d’une politique de mémoire officielle.
Les progrès de la reconnaissance au début du xxie siècle
L’Uruguay est le premier pays à reconnaître le génocide des Arméniens, en 1965. Le Parlement européen conditionne l’entrée de la Turquie dans la Communauté économique européenne à cette reconnaissance, en 1987. Dans le reste du monde, la reconnaissance progresse surtout à partir des années 2000, à mesure que la recherche historienne sur le génocide des Arméniens se professionnalise et alors qu’un consensus a émergé chez les spécialistes depuis les années 1990. Cependant la France ne franchit le pas d’une reconnaissance officielle qu’en 2001 par une loi purement déclarative. Une loi tendant à punir la négation du génocide, adoptée en 2012, est finalement retoquée par le Conseil constitutionnel au milieu d’âpres controverses, illustrant la transformation de la mémoire du génocide arménien en enjeu de politique intérieure.
Le centenaire du génocide en 2015, au retentissement planétaire, marque un nouveau tournant dans cette mémoire, dont la reconnaissance devient dans les années 2000 un axe de la politique étrangère du jeune État arménien, indépendant depuis 1991. Les années qui entourent le centenaire voient se multiplier les reconnaissances officielles dans de nombreux pays, notamment en 2015 et 2016 de la part du Vatican et du pape François, ainsi que par le Bundestag allemand. En 2019, le Congrès des États-Unis adopte une résolution en ce sens, suivi le 24 avril 2021 par le président Joe Biden. D’autres pays s’y refusent, comme le Royaume-Uni, la Hongrie, Israël, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui privilégient leurs relations commerciales ou stratégiques avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. Ces disparités soulignent qu’il n’existe pas encore une mémoire européenne ou internationale unifiée du génocide et que le combat militant pour sa reconnaissance reste d’actualité.