Au cours des nombreux conflits dont elle est le théâtre aux xixe et xxe siècles, l’Europe se révèle un cadre singulier pour l’étude des conditions météorologiques en temps de guerre puisque plusieurs climats s’y côtoient : océanique, continental, méditerranéen ou montagnard. Si les conflits qui se succèdent sur ce continent se font de plus en plus technologiques, ils n’en restent pas moins tributaires du temps qu’il fait. Faisant figure d’allié ou d’ennemi, agissant sur le corps et le moral des soldats, les conditions météorologiques ont aussi un impact sur les opérations militaires et amènent les forces armées à s’équiper et à se doter d’outils leur permettant d’anticiper afin de bénéficier d’un atout sur leur adversaire.
Subir. Les conséquences sur les combattants
Les nombreuses évocations des conditions météorologiques dans les lettres des combattants en témoignent : la météo a un fort impact sur la santé et le moral des soldats. Le froid comme la chaleur sont considérés comme des fléaux et se trouvent élevés au rang d’ennemis au même titre que les armées adverses. Certaines régions régulièrement transformées en théâtres d’opérations sont ainsi étroitement associées aux conditions hivernales : aussi bien lors de la retraite de Napoléon en 1812 qu’en 1941-1942 lors de l’attaque de la Wehrmacht, la Russie laisse aux envahisseurs un souvenir glacial et mortifère. Le froid entraîne une recrudescence des maladies circulatoires, respiratoires ou infectieuses et cause aussi le gel des pieds qui requiert parfois une amputation.
Empêchant le bon fonctionnement des mécanismes de régulation, favorisant la déshydratation, causant des maux de tête et s’accompagnant d’une prolifération d’insectes vecteurs de maladies, la chaleur se révèle aussi très handicapante. Lors de la guerre d’indépendance grecque en 1829, une partie de l’armée française est ainsi mise à mal par la fièvre que cause la chaleur estivale du Péloponnèse. Les températures élevées fatiguent d’autant plus les hommes que ces derniers portent souvent des tenues peu adaptées aux fortes chaleurs. La pluie, elle, glace les corps, alourdit les vêtements et fragilise les organismes et le moral. De plus, en transformant la terre en un océan de boue, elle rend la tâche des soldats encore plus ardue.
Dès lors, le combattant se trouve parfois en situation d’acclimatement qui atteint son paroxysme avec les troupes originaires de régions éloignées de leur théâtre d’affrontement. C’est pourquoi, pendant la Grande Guerre, des camps sont installés dans le sud de la France pour accueillir les troupes coloniales de novembre à mars, afin de les protéger des rigueurs hivernales.
S’adapter. Les conséquences sur les opérations militaires
Modifiant l’état de la mer, du sol et du ciel, les conditions météorologiques bouleversent aussi le déroulement des opérations militaires. Le débarquement allié de juin 1944 est repoussé de 24 heures à cause du mauvais temps. Comme la marine, l’aviation est particulièrement dépendante de la météo. En décembre 1994, lors de la première guerre de Tchétchénie, alors que la Russie lance une offensive contre Groznyï, un épais brouillard la prive de son aviation. Pour les troupes au sol, ce sont la pluie et le dégel qui sont les plus gênants, comme en témoigne la campagne de Russie pendant la Seconde Guerre mondiale. À partir d’octobre 1941, de fortes pluies s’accompagnent du phénomène de la raspoutitsa d’automne qui transforme champs et chemins en torrents de boue qui ralentissent l’invasion allemande.
Cependant, un phénomène météorologique peut aussi avoir des conséquences positives pour les belligérants qui se montrent capables de s’y adapter. Un fleuve freine souvent des offensives, mais son gel peut au contraire faciliter sa traversée, comme lors de la guerre de Finlande au cours de laquelle l’armée russe profite du gel du golfe de Botnie pour atteindre la rive suédoise le 19 mars 1809, une manœuvre qui décide du sort de la guerre. Plus d’une armée use ainsi de la météo à son profit : les Grecs utilisent le vent lors de leur guerre d’indépendance pour contre-attaquer les navires ottomans à l’aide de brûlots. Il n’y a donc pas de déterminisme en la matière : ce qui est considéré comme un atout peut se relever handicapant dans certaines situations.
Dès lors, les contraintes du climat invoquées par les chefs militaires peuvent être surestimées pour servir d’excuse à une défaite stratégique. « Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie, d’artillerie, de train, périssaient toute la nuit, non par centaines, mais par milliers […] notre artillerie et nos transports se trouvaient sans attelage » : en quelques mots, le Bulletin de la Grande Armée de décembre 1812 décrit les conséquences terribles du froid sur la retraite de Russie. Pourtant, ce mythe du « général Hiver » cache une autre réalité : plus d’un tiers des effectifs de la Grande Armée est déjà hors de combat avant même que les grands froids ne s’abattent sur les troupes de Napoléon qui ont d’abord été fragilisées par les maladies, une logistique défaillante et des batailles d’une grande violence.
Se préparer. Les conséquences sur la tactique et les techniques
Face à la météo, les armées doivent se préparer en réglant des problèmes concernant l’habillement, l’alimentation ou le transport. Les armées victorieuses sont ainsi non seulement celles qui font montre d’une capacité d’adaptation aux conditions météorologiques, mais aussi celles qui savent en tirer profit en anticipant les difficultés. L’objectif pour le belligérant est alors de mettre la météo à son profit en l’intégrant dans sa tactique par la mise au point de techniques spécifiques. Habitués à la neige, les Finlandais sont d’habiles skieurs et se spécialisent dans le motti, une tactique d’encerclement des unités ennemies qui leur permet de prendre le dessus à Suomussalmi en janvier 1940, malgré leur infériorité numérique sur les Russes.
La composition du paquetage s’impose aussi comme une question récurrente au sein des états-majors, sans qu’elle soit cependant toujours résolue en amont : l’appel aux civils pendant les deux guerres mondiales pour confectionner des vêtements afin de secourir les hommes du froid peut alors se lire comme une réponse au manque de préparation des autorités militaires. Les conditions météorologiques amènent en outre les militaires à s’intéresser à la climatologie, la guerre devenant un vecteur d’innovations dans ce domaine. Le naufrage de 38 navires pendant la guerre de Crimée lors de la tempête du 14 novembre 1854 conduit la France à développer un service météorologique. Dans les années qui suivent, les avancées technologiques en matière d’armement rendent indispensable une meilleure connaissance et prise en compte de la météo, en particulier pour l’artillerie, les gaz ou l’aviation. Un bureau météorologique militaire voit le jour en France en 1915 avec pour mission de superviser un réseau d’observation météorologique. Au fil des années, les stations sont mieux équipées, les météorologistes militaires mieux formés et les prévisions se font plus rapides et plus précises.
Longtemps négligées, les conditions météorologiques passent ainsi au cours du xxe siècle, pour reprendre les termes du climatologue Pierre Pagney, du souci du paysan à la préoccupation des chefs militaires. L’essor des satellites et des formations en météorologie dans les armées européennes témoignent de la place désormais capitale de cette discipline parmi les sciences militaires. Outil de base d’une armée, la maîtrise des prévisions météorologiques est désormais associée à une nouvelle quête : celle de la maîtrise du climat et de la guerre climatique, c’est-à-dire l’usage de techniques de modification du temps atmosphérique à des fins militaires.