Le pain en temps de guerre, au front et à l’arrière (xixe-xxe siècle)

En temps de guerre, la composition, le goût et l’odeur du pain varient selon les régions et les périodes. Le pain du soldat doit être distingué de celui consommé par les civils, dont les ingrédients sont plus difficiles à contrôler. Plus les pénuries sont sévères, plus la mouture – la proportion de grain utilisée – augmente et plus la qualité de la farine se dégrade. Dans le nord de l’Europe, les pains de seigle s’imposent, tandis que le blé recule. Au xixe siècle, les pains des périodes de conflit sont semblables à ceux produits lors de grandes famines, contenant des succédanés de farine parfois indigestes. Au siècle suivant, un pain de guerre particulier devient un emblème patriotique. Symbole religieux et aliment de base dont le prix et le manque entraînent des révoltes, ébranlant les gouvernements à la fin de la Première Guerre mondiale, il se place au cœur des stratégies militaires lors de la Seconde Guerre mondiale.

Carte postale intitulée « Bon dieu, donne-nous du pain et du beurre » issue de la collection privée de la chercheuse, 1914-1916.
Carte postale intitulée « Bon dieu, donne-nous du pain et du beurre » issue de la collection privée de la chercheuse, 1914-1916.
Miettes de pain conservées par un soldat français. Source : Bibliothèque patrimoniale et d’étude municipale, Dijon.
Miettes de pain conservées par un soldat français. Source : Bibliothèque patrimoniale et d’étude municipale, Dijon.
Carte postale représentant deux soldats, un cuisinier et un boulanger, au front avec leurs ustensiles respectifs, issue de la collection privée de la chercheuse, date inconnue.
Carte postale représentant deux soldats, un cuisinier et un boulanger, au front avec leurs ustensiles respectifs, issue de la collection privée de la chercheuse, date inconnue.
Sommaire

Avec l’expansion de la culture des céréales et son instauration en tant qu’objet central de la religion chrétienne, le pain est devenu l’aliment de base en Occident. En temps de guerre, les consommateurs au front et à l’arrière, situés dans les régions occupées, ou encore dans les camps de prisonniers et de concentration, tentent de le fabriquer à tout prix. Ressource vitale et moyen de distinction sociale, le pain représente également une arme matérielle et symbolique, déterminante pour les militaires, tout comme pour les civils.

Pain militaire et pain civil avant la Première Guerre mondiale

Au xixe siècle, la composition des pains des civils en temps de guerre est héritée de stratégies mises en œuvre lors des nombreuses disettes de la première moitié du siècle, notamment lors de l’année sans été en Europe (1816-1817), les famines des pommes de terre dans les Highlands en Écosse (1845-1849), les pénuries en Irlande (1845-1849), au Portugal (1846) ou encore en Silésie (1848). Trace de ces pains d’infortune, une encyclopédie allemande de 1893 compte encore parmi les succédanés de farine en temps de pénurie le sarrasin, le millet, les légumineuses, les châtaignes, les cucurbitacées, le sang animal, ainsi que les mousses végétales et la farine de bois. Certains de ces substituts, pour partie non comestibles, sont notamment ajoutés au pain lors de la Commune de Paris en 1870-1871.

Au début du xxe siècle, l’ajout de ces succédanés de farines est encore fréquent, la chimie alimentaire et les institutions chargées de contrôler les aliments, encore peu développées. Détecter les fraudes fait alors partie de la formation du boulanger, comme le montre le Bäckerbuch de F. Pusch de 1901 et le manuel du boulanger d’E. Favrais de 1904. En temps de guerre, les mélanges de farines minérales et de sciure de bois réapparaissent rapidement. L’alun, l’argile, la craie, le plâtre, la barytine sont ajoutés pour blanchir la farine, ainsi que des farines de fèves, de haricots, de pois ou de riz, la blancheur du pain étant perçue comme critère de qualité.

Aux xixe et xxe siècles, le pain du soldat, appelé « pain de munition », existe aussi sous forme de « pain biscuité » et de « biscuit de guerre », se conservant plus longtemps. Produit en masse dans les boulangeries militaires fixes ou mobiles, il est précisément calibré, sa composition étudiée et adaptée aux ressources. D’après le rapport de M. Poggiale, une étude comparative demandée par le ministère français de la Guerre, entre 1850 et 1853, le pain des soldats est composé de froment en Espagne, en Italie, en Sardaigne, en Belgique, en Hollande et en France. En Autriche, dans le sud de l’Allemagne et à Francfort-sur-le-Main, le froment est mélangé au seigle, alors qu’en Prusse et dans le Grand-Duché de Bade, le seigle prédomine. L’extraction du son (l’enveloppe du grain), moins importante dans le Nord, varie alors entre 5 % et 20 % et les rations officielles se situent autour de 660 grammes en Grande-Bretagne, 750 grammes en Allemagne et en Autriche, 900 grammes en Italie et 1 200 grammes en Russie.

Rationnement et « pain de guerre » au cours de la Première Guerre mondiale

Un changement d’échelle s’opère lorsque l’approvisionnement de pays entiers est ciblé. Dès 1914, le blocus anglais et l’interruption des échanges économiques entraînent de graves pénuries. Des contraintes de production, de stockage et de transport provoquent une dégradation gustative et une diminution des rations de pain, d’abord à l’arrière, dans les camps de prisonniers et les territoires occupés, puis au front. Dans les pays importateurs de blé, ce dernier fait place au seigle.

La Hongrie, la Bulgarie, l’Empire ottoman et l’Allemagne sont les premiers pays contraints à rationner le pain. Ceux qui ont encore la possibilité d’importer instaurent ce système plus tardivement, en 1917 pour l’Italie et la France, en 1918 pour le Royaume-Uni et la Russie. Selon les pays et les régions, les rations dépendent de critères sociaux ou d’âge, ou de la pénibilité du travail. En Allemagne, dès février 1915, le pain est le premier aliment rationné à hauteur de 250 à 350 grammes par adulte et par jour, contre 700 en France en 1917. Des règlements augmentent la proportion de grain utilisé pour la farine, le taux de mouture, de 72 % en 1914 à 94 % en 1917 en Allemagne, contre 70 % à 85 % en France. Le départ des boulangers au front, le manque de levure et de charbon, entraînent des levains trop acides, des pains denses, pâteux et filamenteux.

À partir de 1915, les boulangers allemands sont encouragés à produire un « pain de guerre » à base de de farine de seigle, appelé « Kriegsbrot », « Kartoffelbrot » ou « Kriegskartoffelbrot (KK-Brot) », selon la proportion de flocons de pomme de terre ajoutée. D’autres aliments peuvent s’y substituer, tels que l’orge, l’avoine, le riz début 1915, puis les pois, le soja, le son moulu finement, le maïs, les haricots, le manioc, le tapioca et le sagou début 1916 et enfin les rutabagas, le sang et le sucre en 1917. La farine de bois ou de paille a pu être utilisée à partir de 1916 pour isoler la pâte des moules et pétrir le pain, une réglementation levée en 1927 seulement. Objet de nombreuses allusions scatologiques, comparé aux excréments animaux et humains au début de la guerre en France, le pain de pommes de terre y est pourtant introduit le 20 juin 1917.

Un enjeu central dans les décennies suivantes

À partir de l’expérience de la Grande Guerre et des périodes de famines de 1921 à 1923 et de 1931 à 1933 touchant les pays de l’Union soviétique, dont l’Ukraine, la question du pain devient un enjeu politique et militaire central tout au long du xxe siècle. Lors du siège de Madrid (1936-1939), des pains blancs sont parachutés par les troupes franquistes pour faire plier les assiégés dans l’espoir qu’ils se rendent. Souhaitant au contraire diminuer la consommation de pain à base de farine de blé importée, Hitler crée en 1939 le Reichsvollkornbrotausschuss, une commission ayant pour but d’augmenter la consommation de pain de seigle de 30 à 50 %.

Le concept du Lebensraum à l’Est, le « Hungerplan » conçu par Herbert Backe et Heinrich Himmler en 1941 visant le grenier à blé de l’Est, et l’extermination des « bouches inutiles » par la faim, se placent dans la prolongation de cette politique. Dans les camps et au sein du ghetto de Varsovie (1940-1943), les réductions drastiques de pain servent la stratégie d’extermination. Le récit de Primo Levi y fait constamment allusion : la survie dépend de ce pain gris, rassis, partagé, coupé en fines tranches et pesé. Préoccupation permanente et combat quotidien, monnaie d’échange, le « capital pain » permet d’échapper à la sélection et se place au centre des conversations et des rêves des internés.

Composé à 60 % de seigle et à 40 % de substituts tels que le malt et la mélasse, ainsi que le coton et le bois transformés par hydrolyse, la dégradation du pain marque aussi les récits du siège de Léningrad (1941-1944), causé par un blocus de 900 jours, où plus d’un million de personnes meurent d’inanition, de froid et sous les bombes. Signe de résilience et d’inventivité, il est pourtant indigeste et sans valeur nutritionnelle. De nouveaux systèmes de rationnement du pain, remplacé par d’autres aliments tels que les bulbes de tulipe et les betteraves à sucre, émergent lors des pénuries dues aux prélèvements agricoles allemands lors de l’occupation de la Grèce en 1941-1944 et au blocus des Pays-Bas en 1944.

En tant qu’aliments emblématiques, des miettes, des tranches et des pains entiers sont aujourd’hui conservés dans de nombreux musées. Cette production mémorielle montre l’impact sensible de ces denrées. La question du pain invite à une histoire connectée et transnationale d’autres aliments de base en temps de guerre, tels que le riz ou le manioc, au Viêt-Nam en 1945, et, plus récemment au Biafra en 1967-1970, au Cambodge en 1975-1976 ou en Corée du Nord en 1994.

Citer cet article

Nina Régis , « Le pain en temps de guerre, au front et à l’arrière (xixe-xxe siècle) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 18/04/22 , consulté le 19/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21816

Bibliographie

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