Le patrimoine culturel lié à la guerre prend tout d’abord la forme des collections de guerre, produits et témoins de l’histoire des conflits impliquant des puissances européennes. Elles désignent les fonds constitués durant les hostilités dans le but de les documenter. Les liens entre guerre et patrimoine culturel ne se limitent toutefois pas à ces collections : la protection et la conservation ou, au contraire, la saisie et la destruction de biens culturels dans les pays européens révèlent aussi les enjeux idéologiques et mémoriels que soulève cette culture matérielle en période de guerre mais aussi de paix, tant du côté des vainqueurs que des vaincus.
L’émergence d’une « conscience patrimoniale » au xixe siècle
Ces deux facettes du patrimoine culturel en temps de guerre émergent entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. Alors que s’opère le réveil national des peuples, les saisies et le vandalisme d’objets d’art induits par la Révolution française et les campagnes napoléoniennes contribuent à l’émergence d’une « conscience patrimoniale » (Bénédicte Savoy) en Europe. Dès lors, la gestion du patrimoine culturel devient un facteur d’affirmation nationale. Si, en France, un devoir de conservation naît d’une dynamique interne liée aux destructions révolutionnaires, les conquêtes de Napoléon font émerger dans les pays pillés la nécessité de conserver leurs monuments artistiques. Ainsi, à leur retour du Louvre (alors appelé musée Napoléon), les œuvres de peintres nordiques tels que Dürer et Cranach incarnent aux yeux des patriotes allemands un héritage porteur d’espoir de régénération nationale.
Cette prise de conscience nationale et patrimoniale s’accompagne de la création d’institutions spécialisées dans les mémoires guerrières. La collecte de trophées militaires, rassemblés à la Zeughaus de Berlin (1883) ou au Musée de la guerre pour la patrie de 1812 à Moscou (1912), a dès lors pour but de légitimer la nation. Une mission patriotique du même ordre incombe aux bibliothèques, comme la Bibliothèque royale de Berlin qui abrite, en souvenir de la victoire qui permit l’unité allemande, la documentation produite durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Ce contexte de montée des nationalismes étant aussi celui des impérialismes, la fin du xixe siècle voit en outre la création de musées d’ethnologie par les puissances coloniales européennes dont les collections sont alimentées par le vol d’objets lors des guerres de conquête ou d’expéditions punitives.
Le franchissement d’un seuil en 1914-1918
La violence des combats de 1914-1918 fait franchir un seuil à l’implication des biens culturels dans les hostilités. Au cours de cette guerre, le patrimoine culturel « ennemi » est constitué en enjeu stratégique et idéologique et devient de ce fait autant la cible de destructions (bibliothèque de Louvain en 1914) qu’un objet de convoitises. Dommages collatéraux, destructions intentionnelles, saisies et spoliations, mais aussi mesures de protection et valorisation du patrimoine deviennent partie intégrante de la guerre moderne. La Grande Guerre suscite notamment un engouement d’une ampleur sans précédent pour les objets de guerre : des collections publiques ou privées documentent l’implication inédite de toute la société dans cette guerre de masse. Rassemblant cartes postales, affiches, lettres personnelles, livres pour enfants ou encore cartes de rationnement, elles légitiment le conflit, contribuant à la mobilisation culturelle des civils. En Allemagne, on ne recense pas moins de 217 collections de guerre en 1917.
Ces collections donnent aussi lieu à la création de musées : la Bibliothèque-Musée de la guerre (BMG) en 1917, née de la collection du couple d’industriels parisiens Louise et Henri Leblanc et devenue en 1934 la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) avant de prendre en 2018 le nom de Contemporaine-Bibliothèque, archives, musée des mondes contemporains, ou encore le Museo storico italiano della Guerra (1921). Dans les pays victorieux, ces institutions connaissent un succès durable – l’Imperial War Museum (créé en 1917) accueille près d’un million et demi de visiteurs entre 1920 (année de son ouverture au grand public) et 1921. Elles jouent aussi le rôle de vecteur mémoriel et idéologique dans les pays vaincus, qui utilisent cette documentation pour se dédouaner de toute responsabilité dans le déclenchement du conflit. C’est dans cette perspective et en guise de revanche que l’original du traité de Versailles est emporté à la Chancellerie du Reich en juin 1940 et probablement détruit à la fin de la guerre.
Des destructions de la Seconde Guerre mondiale aux enjeux postcoloniaux
Sous le nazisme, la théorisation de l’« art dégénéré », symptomatique selon les nazis de la dégénérescence biologique de l’Allemagne, vise la liquidation systématique de l’art moderne. Au total, près de 21 000 œuvres d’art sont saisies dans les musées allemands. La Seconde Guerre mondiale donne une autre dimension aux atteintes infligées par les nazis au patrimoine culturel avec l’institutionnalisation des spoliations dans les pays conquis, incarnée par la création de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR, état-major d’intervention du Reichsleiter Rosenberg). Confisquant collections privées (appartenant souvent à des collectionneurs juifs) et fonds publics, l’ERR entend créer, en concurrence avec le Reichssicherheitshauptamt (RSHA, Office central de la sécurité du Reich), un espace européen débarrassé des influences « ennemies » mais soumis aussi à la cupidité des dignitaires nazis. Nombre de bibliothèques et de musées en Europe subissent ce pillage lorsque leurs collections n’ont pas été évacuées et mises à l’abri à temps, comme la chambre d’ambre du palais Catherine à Tsarskoïe Selo, volée en 1941. Les archives des belligérants sont également saisies, pouvant notamment être exploitées à des fins répressives.
Face à cette violence, les Soviétiques se livrent à des contre-pillages et poursuivent après 1945 une politique de saisies à titre compensatoire, emportant avec eux des biens culturels précédemment dérobés par les nazis et rendant leur identification encore fastidieuse aujourd’hui. Des œuvres d’art sont rendues à la RDA, dont 750 toiles des musées de Dresde en 1956 (parmi elles, la Madone Sixtine) et l’autel de Pergame en 1958, mais la question des restitutions demeure épineuse : le trésor de Priam est toujours exposé au musée Pouchkine et parmi les 100 000 « livres-trophées » de la Bibliothèque russe Tourgueniev (créée à Paris en 1875 par des immigrés russes), seuls 120 livres ont été restitués à la France.
Il en va de même de la mémoire de la colonisation : la restitution des « collections extra-européennes » indûment conservées par exemple au musée du quai Branly, aux musées d’ethnologie de Berlin et de Leyde, représente un enjeu mémoriel et stratégique majeur pour une Europe certes pacifiée mais qui doit néanmoins encore faire face à un passé tourmenté et aux revendications émanant des pays issus de la décolonisation. Tant le patrimoine culturel spolié pendant les guerres que la mise en valeur des collections de guerre par les musées perpétuent ainsi tant les mémoires familiales, nationales, européennes et globales des guerres que certains conflits politiques et mémoriels entre anciens belligérants.