Après une tentative infructueuse de coup d’État militaire contre la Seconde République, en juillet 1936, l’Espagne plonge dans une longue guerre civile. Presque trois ans durant, celle-ci oppose les forces dites « nationales » – elles sont surtout conservatrices et réactionnaires – au camp républicain, qui unit les gauches révolutionnaires et modérées aux communautés autonomes basques et catalanes. Pour éviter toute généralisation du conflit, les puissances européennes mettent en place une politique de « non-intervention » qui interdit toute assistance militaire aux deux camps. Ébauchée dès août 1936 par les démocraties française et anglaise, cette initiative entend freiner le soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste aux insurgés militaires, bientôt dirigés par le général Franco. Cette politique montre vite ses limites dans la mesure où elle ne parvient pas à empêcher l’assistance en hommes et en armes que le camp franquiste reçoit de l’Allemagne et de l’Italie, pourtant membres du comité de « non-intervention » créé à Londres en septembre 1936. Le gouvernement légal, isolé sur la scène internationale, n’est pas dépourvu de soutiens. Plusieurs dizaines de milliers de volontaires affluent du monde entier en Espagne ; la grande majorité intègre les Brigades internationales. Pour le volet matériel, la République du Frente Popular est appuyée directement par l’URSS et, dans une bien moindre mesure, par le Mexique. Décisive, cette aide n’en demeure pas moins insuffisante. Pour la compléter, les partisans du camp républicain achètent des armes et du matériel de guerre dans un cadre semi-légal, voire en contrebande. Dans ce contexte, les motivations idéologiques des fournisseurs et de plusieurs intermédiaires sont parfois difficiles à lire, quand elles ne sont pas totalement absentes. Activité clandestine lucrative, l’approvisionnement en armes de la République espagnole se rapproche ainsi plus du trafic illégal que d’une activité commerciale régulière.
Le trafic d’armes, une mobilisation antifasciste
Depuis la guerre civile, c’est la nature politique du trafic d’armes qui a le plus retenu l’attention des chercheurs. Pour l’URSS notamment, il importe que l’intervention en Espagne procure un certain bénéfice politique auprès des militants communistes sans pour autant compromettre un rapprochement avec la France et l’Angleterre. En parallèle des envois de provenance russe, la formation des Brigades internationales et des campagnes humanitaires sont organisés tambour battant par plusieurs sections communistes nationales et le Komintern. Malgré des succès moindres, les cercles socialistes et anarchistes font eux aussi une grande promotion de leur appui à la République espagnole. Ces mouvements ne sont toutefois pas unanimes concernant le conflit espagnol en général, et l’embargo, en particulier. Les moyens humains et financiers qu’ils déploient sont également moins importants. D’abord unie sous l’étendard de l’antifascisme, l’assistance à la République espagnole se morcelle rapidement. Dans ce contexte, ce sont les communistes qui tirent le plus grand bénéfice politique de leur intervention en Espagne, car ils sont perçus comme la seule force militante capable d’agir face au fascisme. En présentant l’aide au Frente Popular comme la marque d’un « complot » soviétique, marxiste ou communiste, la propagande profranquiste renforce même cette idée.
L’aide des cercles politiques de gauche est tangible. En France, en Belgique, en Suisse et jusqu’aux États-Unis, des militants se mobilisent pour fournir des armes à la République espagnole. Il est fréquent que l’étiquette politique importe peu pour les individus qui s’engagent spontanément dans la pratique contrebandière. Cela n’interdit pas de recevoir des consignes de structures militantes ou étatiques. Parfois sollicitée et encadrée par le camp républicain et son ambassade parisienne, cette pratique est aussi orchestrée par des partis politiques ou des syndicats, le tout sous le contrôle plus ou moins lâche des internationales communiste, anarchiste et socialiste. Cette aide prend généralement la forme de comités de soutien à l’Espagne, qui achètent des armes en contrebande en marge des actions humanitaires. En France, l’Union anarchiste de Louis Lecoin coordonne ainsi le Comité pour l’Espagne libre (CEL), organisation qui assume vouloir « secourir la révolution espagnole par une propagande intense, lui apporter un soutien moral de tout instant et une aide matérielle ». Ouverte à toutes les tendances, à l’exception des communistes, cette structure collabore étroitement avec les anarchistes espagnols de la CNT et de la FAI, qui la financent. Des initiatives semblables sont prises par d’autres structures de gauche, comme la CGT ou le Parti communiste. En Belgique, par exemple, le secrétaire du parti socialiste Jean Delvigne participe activement aux acquisitions de matériel de guerre pour le compte de l’ambassade d’Espagne à Paris. Des appuis existent également au sein du gouvernement français : Pierre Cot et son secrétaire de cabinet Jean Moulin par exemple ont, durant les premières semaines du conflit, détourné la législation en vigueur pour envoyer des avions à la République espagnole. Leur motivation antifasciste est depuis longtemps connue.
Les motivations économiques
Si la grille de lecture politique est utile à bien des égards, elle ne constitue que l’une des facettes du phénomène. L’historien britannique Gerald Howson a ainsi souligné l’importance des envois de matériel de guerre à l’Espagne antifasciste par des régimes autoritaires anticommunistes comme ceux de Pologne ou de Grèce, dont les motivations étaient économiques. Il a également démontré que les opérations ont apporté un avantage économique à l’URSS qui, en dehors du matériel d’aviation et des chars modernes, envoie régulièrement des équipements de médiocre qualité, le tout à un prix très exagérément élevé. Très discontinues, les livraisons russes sont estimées, en valeur, entre 200 et 300 millions de dollars ; sur la durée de la guerre, la République espagnole, 5e réserve d’or mondiale avant le conflit, dépense 744 millions de dollars. Si des raisons d’ordre technique et diplomatique expliquent l’irrégularité des livraisons, le caractère dispendieux du soutien russe ne fait guère de doute.
L’acquisition et l’acheminement illégal des armes mobilisent aussi des individus dénués de motivations idéologiques. Qu’ils soient membres de l’ambassade républicaine, du CEL, du PCF ou socialistes, les délégués chargés des achats d’armes s’en remettent ainsi aux réseaux disposant des compétences et des contacts utiles au trafic. Les milieux du proxénétisme et de la contrebande sont par exemple mobilisés par les anarchistes du CEL afin d’obtenir des armes sur le marché noir. Hermann Göring, haut dignitaire nazi et maréchal du Reich, est quant à lui directement impliqué dans des ventes de la Grèce anticommuniste à l’Espagne républicaine. Le mobile économique de ces acteurs est indiscutable. Si certains intermédiaires signalent des départs de cargaisons aux autorités franquistes, la plupart de ces collaborations se font sans bruit. Par le biais d’individus hostiles à sa cause, la République espagnole obtient des armes de presque toute l’Europe. L’embargo sur le matériel de guerre n’empêche donc pas l’envoi de fournitures, mais favorise l’émergence d’un trafic illégal très coûteux pour la République espagnole ; elle reçoit des livraisons dispendieuses mais d’inégale qualité, qui ne suffisent pas à compenser le volume des livraisons allemandes et italiennes au camp franquiste.
En l’espèce, le concours de trafiquants antirépublicains et de mafieux semble en complet décalage avec la mobilisation antifasciste qui porte secours à la République espagnole de Front populaire. Cette collaboration, rendue nécessaire par l’embargo, souligne qu’une lecture strictement politique ne rend pas compte du complexe mélange des obédiences et des motivations en contexte d’illégalité.