Modernisation et représentations de l’artillerie en Europe

Si la poudre n’est pas une invention européenne, le développement de l’artillerie a contribué depuis la fin du Moyen Âge à l’émergence des États européens et d’une culture militaire propre au continent, sous l’effet de la circulations des savoirs techniques. L’artillerie a également participé à l’élaboration d’une manière spécifique de faire et de vivre la guerre, qui a culminé avec les deux conflits mondiaux. Ce faisant, elle a conduit, à travers toute l’Europe, à une expérience particulière de la guerre qui, de traumatismes en destructions, a marqué par sa puissance dévastatrice la mémoire européenne.

Une batterie de katiouchas en action lors de la bataille de Stalingrad, 6 octobre 1942. RIA Novosti archive, image #303890
Sommaire

Développement de l’État-nation et révolutions technologiques

Catapultes et balistes ont été utilisées dans l’Antiquité et au Moyen Âge mais une révolution intervient dans l’usage militaire de projectiles aux xive et xve siècles, avec l’apparition en Europe des armes à feu. À vocation collective et non individuelle, les pièces les plus lourdes, nécessitant une traction animale et plusieurs desservants, deviennent alors ce qu’on appelle l’artillerie. Les premières pièces fabriquées de manière artisanale et empirique laissent progressivement la place à des canons produits de façon industrielle et scientifique. L’une des raisons majeures de cette évolution est l’émergence de l’État moderne, à partir du xvie siècle, qui se renforce lui-même par l’artillerie tout en s’imposant comme l’artisan de sa modernisation. Lui seul, en effet, peut assurer son développement, pour des raisons financières et techniques, en s’appuyant sur une fiscalité émergente, sur une administration capable de gérer une logistique croissante et sur une armée à son service.

Cette action de l’État vient seconder des évolutions techniques qui concernent l’ensemble des pièces constituant un canon. Ainsi, le bronze s’impose pour le tube du canon à partir de la Renaissance, jusqu’au passage à l’acier à partir du milieu du xixe siècle. L’autre innovation majeure intervient aussi au xixe siècle, avec l’adoption de canons rayés qui permettent la démultiplication de la portée et de la précision. Quant à la cadence, elle est accélérée au même moment par l’adoption du chargement par la culasse, et non plus par la bouche. Le projectile est également modifié de façon radicale au xixe siècle, avec l’abandon du boulet au profit de l’obus. Il en va de même pour l’explosif, avec le remplacement, à la fin de ce siècle, de la poudre par la cordite, la mélinite et le fulmicoton, des explosifs sans fumée, plus puissants et moins risqués. Enfin intervient simultanément l’invention du frein hydropneumatique pour le canon de 75 français avec, pour conséquence, une nouvelle augmentation de la cadence et de la précision du tir.

La production en série de canons et la multiplication de l’artillerie lourde est permise par la révolution industrielle, les capacités d’un pays en matière d’artillerie dépendant de son niveau d’industrialisation. Ainsi la Prusse puis l’Allemagne s’incarnent, dans les représentations européennes, dans la puissance tant de l’artillerie Krupp que du bassin industriel de la Ruhr. La modernisation de l’artillerie bénéficie enfin de la circulation de savoirs à l’échelle européenne. De l’Italie durant la Renaissance à la France au xviiie siècle, de la Prusse au milieu du xixe siècle à la France (de nouveau) à la fin du xixe siècle, les innovations techniques et les réflexions théoriques passent d’un espace européen à un autre.

Au cœur des combats et des représentations de la Grande Guerre

La Grande Guerre constitue, à la suite des mutations du siècle précédent, l’apogée de l’artillerie. Elle entraîne également une diversification des types de pièces, avec des mortiers adaptés aux tranchées, ainsi qu’une artillerie tractée mécaniquement, appelée « artillerie spéciale » en France : la future arme blindée. Parallèlement, pour répondre aux nouvelles armes, émerge l’artillerie antiaérienne puis antichar. Ce conflit améliore les moyens d’observation et de communication, avec la photographie aérienne, le téléphone et la télégraphie sans fil, chacun mis au service de l’artillerie. La modernisation de celle-ci s’inscrit ainsi dans un continent européen marqué par des innovations techniques et scientifiques rapides, mais aussi par une alphabétisation généralisée à la fin du siècle précédent qui rend possible la massification du corps des artilleurs, souvent formés à la physique et à la trigonométrie dans les écoles scientifiques.

Cette modernisation de l’artillerie durant la Grande Guerre entraîne en effet un rééquilibrage au sein des forces armées, au bénéfice de l’artillerie et aux dépens de l’infanterie. L’expérience guerrière, qui était jusque-là de manière écrasante celle des fantassins, devient aussi de plus en plus celle des artilleurs. En raison de son caractère d’arme « savante », cette expérience est en outre liée à une vision plus scientifique et rationalisée de la guerre, du moins dans les perceptions.

Mais la modification de l’expérience de guerre est aussi liée à la manière dont l’artillerie agit sur les soldats au combat. À partir de la Première Guerre mondiale, des évolutions visibles dès les guerres napoléoniennes s’amplifient. Le bruit frappe les soldats, au point de conduire certains’à la démence, un syndrome rapidement appelé « obusite » ou « shell schock » en anglais. Le champ de bataille est également entièrement remodelé par l’action de l’artillerie, supprimant tout repère et sentiment de protection. Enfin, à partir du début du xxe siècle, les blessures sont majoritairement le fait de l’artillerie et marquent les esprits, notamment avec les « gueules cassées ». Enfin, le dernier facteur entraînant une mutation définitive de l’expérience guerrière, et lié pour une grande part à l’artillerie, consiste en l’anonymisation croissante du combat : outre la massification des effectifs due à la conscription, c’est la mort elle-même, donnée et reçue, qui devient anonyme. S’achève ainsi une évolution de long terme qui s’était accélérée au siècle précédent avec l’évolution de l’artillerie et des autres armes à feu.

Une artillerie marginalisée à partir de la Seconde Guerre mondiale ?

Si l’artillerie est au cœur de la Grande Guerre, c’est aussi ce conflit qui marque la fin des innovations radicales en la matière. Les améliorations, depuis, tiennent à la portée, la précision, la traction, et surtout à l’usage du radar et de la radio qui permet, depuis la Seconde Guerre mondiale, de coordonner en direct l’observation et les frappes d’artillerie. L’artillerie, durant ce conflit, acquiert une mobilité réelle, de concert avec la motorisation de l’ensemble des forces armées.

Dans les représentations de 1939-1945, l’artillerie demeure à bien des égards emblématique de la violence des combats, alors qu’elle perd de l’importance face à l’aviation dotée d’une force de frappe inédite. La puissance de l’Armée rouge, sur le front de l’Est, est ainsi associée à ses forces blindées, mais aussi à son artillerie, deux atouts militaires associés à l’image de l’URSS comme grande puissance industrielle. Un décalage apparaît cependant entre cette image et la réalité des combats dans lesquels l’infanterie conserve un rôle incontournable. De plus, si la réalité du combat est celle d’une artillerie classique, ce sont les katiouchas, ou « orgues de Staline », qui marquent les imaginaires. Cette innovation, qui consiste en l’installation de roquettes sur des châssis de camion, se distingue donc de l’artillerie au sens strict mais contribue tout particulièrement, en dépit de son imprécision, à inspirer l’effroi dans les rangs allemands, du fait de son bruit caractéristique et de sa réputation d’efficacité en matière de tirs de barrage.

Cette innovation est également caractéristique d’une nouvelle inflexion dans l’histoire de l’artillerie, marquée durant la seconde moitié du xxe siècle par la place croissante des roquettes et fusées dans les arsenaux militaires. La modernisation de l’artillerie n’en a pas moins continué durant cette période. Par exemple, les images satellitaires, les lasers ou l’informatisation des calculs constituent autant de nouvelles innovations extérieures à l’artillerie, mais désormais intégrées à son usage.

Citer cet article

Pierre Bouillon , « Modernisation et représentations de l’artillerie en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 13/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12400

Bibliographie

Aubagnac, Gilles, « L’artillerie terrestre de la Seconde Guerre mondiale : quelques aspects des grands tournants technologiques et tactiques et leur héritage », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 238, 2010/2, p. 43-59.

Decker, Michel, « Louvois, l’artillerie et les sièges », Histoire, économie et société, vol. 15, no 1, 1996, p. 75-94.

Weiss, Stéphane, « Recréer une artillerie française en 1945 : la part belle à la récupération », Revue historique des armées, no 274-1, 2014, p. 95-107.

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