Libérer, être libéré dans l’Europe des xixe et xxe siècles

Mettant fin à une domination étrangère quelle qu’en soit le type – annexion de fait ou de jure, occupation militaire – et donc à une forme d’oppression, la libération apparaît comme un moment exceptionnel dans l’histoire des nations européennes. C’est aussi un moment fragile, de déprise comme de possible reprise de la violence, de rétablissement comme d’effondrement des structures étatiques, bref, un moment incertain de reconfiguration des rapports socio-politiques. Surtout, l’usage du terme participe souvent d’un discours de légitimation de l’action : ainsi les forces qui « libèrent » peuvent-elles se présenter elles-mêmes comme « libératrices », ou être perçues comme telles ou non par une partie des populations « libérées ». Dès lors que les expériences de la domination étrangère sont plurielles, celles des libérations ne répondent à aucun scénario pré-écrit.

Des soldats britanniques donnent du chocolat à des civils néerlandais lors de la libération des Pays-Bas, 1944. Photographe : Sergent Laing de la no. 5 Army Film &Photographic Unit. Photographie B10245, Imperial War Museums.
Sommaire

Processus et acteurs

La libération d’un territoire sous domination étrangère est parfois prévue et négociée, l’occupation militaire étant alors pensée comme temporaire avant le règlement définitif du conflit. C’est le cas des occupations de paix puis de garantie mises en place en France par la Prusse entre 1871 et 1873. Ceux qui s’opposent à cette présence étrangère évoquent la nécessité d’une « délivrance ».

Au xxe siècle, la libération est de plus en plus le résultat d’une intervention armée. Elle est alors anticipée ou ajournée par les acteurs militaires et politiques qui ne poursuivent pas toujours les mêmes buts. Si la libération de Paris, en août 1944, est hautement symbolique pour le Gouvernement provisoire de la République française, elle est secondaire pour le commandement américain qui envisage le front européen dans sa globalité. Certains territoires occupés sont libérés par des forces endogènes, issues des résistances intérieures, aidées ou non par les civils, qui provoquent parfois des insurrections de plus ou moins grande ampleur, et plus ou moins spontanées, à l’instar des Quatre Journées de Naples, en septembre 1943, ou de l’insurrection de Varsovie, entre août et octobre 1944.

Ces insurrections sont rarement victorieuses sans l’appui, direct ou indirect, d’armées régulières. Ainsi en est-il de la libération de Marseille, en août 1944, au terme de plusieurs jours d’insurrection appuyée par les troupes régulières françaises débarquées en Provence. Dans d’autres cas encore, les territoires sous domination sont libérés par des armées étrangères ce qui peut ouvrir la voie à une nouvelle occupation. Par exemple, la Lettonie est incorporée à l’URSS en 1940, puis occupée par la Wehrmacht en 1941, et à nouveau par l’Armée rouge en 1944. Si certains Lettons se montrent prosoviétiques, d’autres considèrent l’Armée rouge, qui se présente comme libératrice, comme une nouvelle force d’occupation. Le terme de « libération » fait en effet souvent l’objet d’instrumentalisation par les acteurs. Le parti nazi parle ainsi de « libération de la Rhénanie » (Rheinlandbefreiung en allemand) pour qualifier la remilitarisation de cette région en 1936.

Violences et émotions

Les formes prises par la libération d’un territoire sont multiples : certaines ont lieu sans qu’un seul coup de feu ou presque ne soit tiré, quand l’armée occupante décide de battre en retraite. Lorsque les premières troupes britanniques entrent à Lille le 17 octobre 1918, l’armée allemande a quitté la ville depuis plusieurs jours. Mais les combats peuvent durer, atteindre une très forte intensité et provoquer de nombreuses pertes humaines et destructions matérielles, à l’instar de celles subies par les villes normandes en 1944. Enfin, certaines libérations ne sont qu’éphémères, et la répression, souvent sanglante, s’abat sur les civils. Ces derniers sont alors immergés dans un cycle d’occupations/libérations/ré-occupations, comme à Madrid pendant la guerre d’indépendance espagnole entre 1808 et 1814 contre la domination napoléonienne.

Quand elle met fin à des expériences d’occupation douloureuses, la libération ne peut être qu’un événement espéré par les populations, à l’exception des auxiliaires de la domination étrangère, qui redoutent autant la perte de leur pouvoir que les représailles. Si dans certains cas, les civils libérés, éprouvés, se tiennent sur la réserve, les premières heures de la libération sont souvent accompagnées de liesse collective. « Tout une ville en délire vient de se jeter sur nous », témoigne Albert Londres en 1918 lors de la libération de Lille déjà mentionnée. C’est ensuite, dans les heures ou les jours qui suivent, qu’est organisé par les autorités politiques et militaires un programme de rites cathartiques destinés à exalter l’union des populations avec leurs libérateurs, et dans lequel on retrouve souvent défilés militaires, prises de paroles publiques, bals populaires, mais aussi cérémonies de recueillement en mémoire des morts.

Pour autant, la libération ne met pas fin à la violence, il arrive aussi qu’elle l’exacerbe. Elle peut s’accompagner de processus d’épuration extra-légale destinés à châtier les traîtres, à l’encontre des personnes accusées d’avoir collaboré. Il arrive aussi qu’elle agite des nationalismes enfouis sous le joug de l’occupation, reconfigure les rapports de force socio-politiques au sein de communautés divisées, et impose des conceptions raciales de la nationalité, comme en Bohème après la Seconde Guerre mondiale.

En outre, ces violences sont parfois genrées. Ciblant les femmes à travers la pratique de la tonte qui devient, à partir de la Grande Guerre, un phénomène européen, elles participent d’un processus de revirilisation des hommes humiliés par l’occupation de leur pays. Les violences sexuées peuvent également être le fait des armées étrangères. Ainsi en est-il des viols, meurtres et pillages commis par l’armée française en Italie au printemps 1944. La frontière entre libération et invasion peut donc apparaître ténue pour les civils, surtout quand les représentations que l’armée se fait de ces derniers recouvrent tout un continuum d’appréciations entre la catégorie d’« ami » et celle d’« ennemi ». En Alsace, en 1918, et, à nouveau, en 1945, l’armée française, redoutant la présence d’espions sur le front, tient les Alsaciens pour suspects.

Transitions et rapports de force politiques

Les libérations sont des moments de transition entre l’occupation et son ordre répressif, et le rétablissement – ou la création – d’un autre ordre politique. Dans ce moment incertain, qui court de quelques heures à plusieurs semaines, qui détient le pouvoir, et à quelle échelle ? À Bruxelles, après l’abdication de l’empereur Guillaume II, des soldats allemands créent le 9 novembre 1918 un conseil révolutionnaire et remettent aux autorités municipales une partie de leurs prérogatives. La situation demeure toutefois chaotique jusqu’au départ des derniers occupants, le 17 novembre. Si parfois les forces militaires peuvent provisoirement maintenir l’ordre, celui-ci est plus ou moins rapidement pris en charge par les communautés locales ou les agents du pouvoir central qui mettent en place des structures administratives provisoires ou reprennent les structures et le personnel préexistants. C’est dans ce temps de latence que peuvent s’exacerber des pouvoirs rivaux susceptibles de déclencher une guerre civile. Si, en France, en 1944, le rapide rétablissement de la légalité républicaine limite les forces centrifuges, tel n’est pas le cas en Grèce qui bascule dans la guerre civile.

Enfin, les attentes des populations peuvent être rapidement déçues, dès lors qu’elles ont le sentiment que leur situation ne s’améliore guère. En France, alors que Paris est libéré le 25 août 1944, Saint-Nazaire ne l’est que le 11 mai 1945, après la capitulation sans conditions de l’Allemagne nazie. En Europe, la libération ne signifie pas nécessairement la fin de la guerre et de ses souffrances.

Citer cet article

Claire Miot , « Libérer, être libéré dans l’Europe des xixe et xxe siècles », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 14/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12383

Bibliographie

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Buton, Philippe, La joie douloureuse. La libération de la France, Bruxelles, Complexe, 2004.

Gribauldi, Gabriella, « Naples 1943. Espaces urbains et insurrection », Annales. Histoire, sciences sociales, 2003/5, p. 1079-1104.

Owzar, Armin, « L’historiographie allemande et le mythe d’une “guerre de libération” en 1813. Le cas du royaume de Westphalie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, no 47/1, 2015, p. 117-133.

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