Multitude et diversité des pratiques de type épuratoire au XXe siècle
Une multitude de pratiques relève de la logique épuratoire. En Europe, c’est la Révolution française, et plus spécifiquement sa phase jacobine, qui introduit le principe d’« épuration permanente » des supposés ennemis intérieurs. Plus d’un siècle plus tard et à l’autre extrémité du continent, le régime bolchevik travaillé par l’incertitude de son avenir produit une épuration de grande ampleur, aux cibles changeantes mais au principe stable – la conviction que des ennemis intérieurs œuvrent à la mise en échec du projet révolutionnaire. Dans ces deux cas extrêmes, l’épuration dite administrative se double de répressions judiciaires et extra-judiciaires massives. Sans être toujours directement liées à un conflit en cours, ces répressions à visée purificatrice sont autant connectées à la hantise de la guerre qu’à la mise en œuvre d’un projet de transformation sociale. Il s’agit de neutraliser les potentiels agents de l’étranger ainsi que tout individu dont le passé, l’origine sociale ou les comportements sont perçus comme extérieurs à la société en construction.
Le xxe siècle européen est marqué par des épurations en temps de guerre d’une ampleur nouvelle, fruit d’une rencontre entre mythe de la nation « pure », guerres totales et civiles. En témoignent les internements ou les expulsions/déportations de catégories entières d’individus, attestées dès le premier conflit mondial aussi bien dans la république française que dans l’empire russe. La figure de l’ennemi intérieur fonde aussi les répressions violentes observées durant les guerres civiles russe (1918-1921) et espagnole (1936-1939) où sont pratiqués en masse internements, arrestations et exécutions sommaires. Dans le cas des guerres de l’ex-Yougoslavie, la poursuite d’une unité ethno-nationale se trouve au cœur des violences infligées aux minorités entre 1991 et 1999 ; la logique épuratoire est manifeste, même si l’on parle ici plutôt de « nettoyage ethnique ».
Entre le premier et le second conflit mondial, l’essor rapide d’idéologies exclusives et racistes engendre une épuration d’un type inédit : la mise à l’écart puis la persécution systématique des populations juives en Allemagne puis en Europe occupée par les nazis. Le génocide des Juifs d’Europe s’enracine dans une logique épuratoire radicale et idéologisée qui, à partir de procédés observés dans d’autres cas d’épuration (lois d’exclusion de la fonction publique, statuts spéciaux, mise à l’écart) évolue vers une extermination de masse sans précédent donnant lieu à une qualification dans le droit international en 1945 (Statut du tribunal de Nuremberg).
Les épurations de guerre
Cependant, le terme d’épuration est plus généralement utilisé pour désigner le recours à des moyens légaux et extralégaux, pendant et au sortir de la guerre, visant à punir et mettre à l’écart les traîtres. En Belgique, l’exigence de « purification » s’exprime par une brève période de violences à la libération de 1918 avant d’être abondamment relayée par la presse d’après-guerre. L’émotion populaire contraint le gouvernement à sanctionner les « inciviques » plus largement qu’il ne l’envisageait. En France, à la libération des départements du Nord et de l’Est en 1918, les dénonciations et plaintes contre les traîtres et les profiteurs sont nombreuses et la justice militaire puis civile prononce plusieurs dizaines de condamnations au pénal.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, des « listes de traîtres » circulent dans les réseaux résistants et les individus listés sont la cible d’attentats et d’assassinats (France, URSS). Cette pratique, qui se déroule en dehors des cadres institutionnels et en situation de conflit, a été qualifiée par les historiens d’épuration « guerrière » : la logique de lutte tactique coexiste avec celle de punition. Plus tard, l’expulsion de l’occupant s’accompagne de brutalités punitives, de tontes de femmes accusées de compromission – notamment sexuelle – avec l’occupant, de procès populaires et d’exécutions sommaires (France, Belgique), souvent organisés par les résistants détenteurs du pouvoir local (France, provinces tchèques). De leur côté, désireuses de fonder la reconstruction sur des bases assainies, les autorités nationales revenues d’exil tolèrent un temps les formes de justice improvisées tout en hâtant l’instauration de cadres répressifs pour canaliser la soif de justice des populations tout en confortant la légitimité d’un État régénéré.
Épurer pour reconstruire
Dans les pays libérés en 1918 et plus encore en 1944-1945, l’épuration s’inscrit dans une vaste entreprise de régénération politique et sociale désirée aussi bien par les gouvernants que par une grande partie de la population. L’ampleur des sacrifices consentis, la dimension universelle des buts de guerre affichés, la violence de guerre elle-même favorisent cette exigence.
Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’épuration d’après-guerre marque un saut qualitatif autant que quantitatif. Dans chaque pays libéré, la justice ouvre des centaines de milliers d’instructions, et prononce des dizaines de milliers de jugements, voire des centaines de milliers en URSS. Les dirigeants politiques du temps de l’occupation sont jugés pour haute trahison (Pétain ou Laval en France ; Jozef Tiso en Slovaquie ; Vidkun Quisling en Norvège). Cette épuration se caractérise par des innovations juridiques et un large recours à la rétroactivité : loi sur les « meurtres et tortures de civils et prisonniers de guerre » en URSS, inscription sur les « listes de déchéance des droits civiques » en Belgique, « indignité » et « dégradation nationale » en France, « délits contre l’honneur national » dans les provinces tchèques. L’éventail des peines et sanctions est large : de la révocation d’un fonctionnaire de son poste à la peine de mort, en passant par la privation de droits civiques, les confiscations de biens, etc. Dans certains cas, elle se prolonge dans les entreprises et dans les milieux intellectuels par diverses formes de mise à l’écart (interdiction d’exercer ou de publier).
À l’issue des deux guerres totales s’observent aussi des « transferts de population » et expulsions de minorités décidés sur décret ou dans le cadre de traités internationaux. Ils relèvent de logiques d’homogénéisation de la nation et s’inscrivent parfois explicitement dans un processus d’épuration plus large (Allemands des Sudètes).
Clore l’épuration
Les enjeux politiques d’après 1944 colorent fortement l’ampleur et les formes de l’épuration dans chaque pays. En Europe du Nord et de l’Ouest, l’épuration devient un argument dans les affrontements entre partis : certains estiment qu’elle doit être close assez vite pour consacrer les énergies à la reconstruction, dont elle n’est qu’un préalable, d’autres militent pour qu’elle soit plus sévère et exhaustive, certains enfin la dénoncent comme illégitime. En Allemagne occupée, l’épuration participe de la dénazification, un processus perçu jusqu’aux années 1960 par les citoyens comme imposé par les vainqueurs – même si les Allemands participent aux procédures – avant que la génération suivante ne vienne confronter celle de ses parents à leurs actes durant la guerre. L’Europe centrale et orientale dominée par l’Armée rouge conduit une épuration influencée par le processus de soviétisation autant que par l’expérience de guerre vécue par chaque pays. Partout, le principe de sanction des traîtres est limité par les besoins de la reconstruction matérielle et par l’établissement de récits nationaux sur le comportement des gouvernements et populations durant le conflit. L’épuration d’après-guerre s’achève par des amnisties décrétées à la fin des années 1940 et dans la décennie suivante, tandis que dans l’administration des dispositifs de réintégration sont mis en place. Pour autant, plusieurs pays excluent des amnisties les individus impliqués dans les assassinats de masse et renoncent dans leur cas à l’application de la prescription.