De la partition de l’Irlande au début des « Troubles » (1921-1969)
C’est une politique de « plantation » introduite par les souverains britanniques dès le xve siècle, amplifiée aux xvie et xviie siècles, qui est à l’origine de ces antagonismes. Désespérant de réduire par les armes une population irlandaise catholique très rebelle à la domination, les souverains britanniques encouragent la colonisation de terres irlandaises par des Anglais (de religion anglicane) et surtout des Écossais (presbytériens), jugés plus loyaux et férocement « anti-papistes ». Ces colons étaient minoritaires dans l’île et, face à la montée de revendications nationalistes violemment réprimées par les Britanniques (en particulier lors du soulèvement de Pâques 1916), la solution adoptée par les Britanniques fut en 1921 une partition de l’île. Les trois quarts du territoire sont abandonnés aux nationalistes qui forment un État libre (devenant en 1949 la République d’Irlande), mais les Britanniques conservent la plus grande partie de la province du Nord, l’Ulster. En raison de la forte présence des descendants de colons, ce découpage crée de toutes pièces une majorité protestante qui longtemps détient seule le pouvoir.
Des années 1930 aux années 1960, une discrimination systématique s’exerce contre la minorité nationaliste en matière d’éducation, de logement, d’emploi et de droits civiques. L’Irlande du Nord, intégrée au Royaume-Uni, devient alors la région la plus riche de l’île d’Irlande, notamment grâce à ses industries textiles et de construction navale ; cette richesse profite surtout aux unionistes. Inégalités et discriminations conduisent finalement au déclenchement des Troubles en 1969 : trente années jalonnées par des meurtres et des attentats sanglants perpétrés par des groupes paramilitaires des deux bords (IRA républicaine, UFF, UVF, UDA loyalistes) et des interventions des soldats britanniques déployés dès 1969. Héritage de ces années noires : la haine, la ségrégation en quartiers souvent séparés par des murs, la peur des deux côtés.
Vers la paix (1985-1998)
En 1985, le gouvernement britannique et la République d’Irlande s’entendent pour œuvrer ensemble à la paix en Irlande du Nord. En 1998, la signature par Tony Blair (Premier ministre britannique) et Bertie Ahern (Premier ministre irlandais) de l’accord de Belfast, dit accord du Vendredi Saint, institue une série de mesures en ce sens. Généreuses dans leur intention, ces mesures inscrivent cependant dans le marbre la reconnaissance de l’existence de communautés séparées. Une assemblée nord-irlandaise avec un exécutif de partage du pouvoir entre nationalistes et unionistes doit assurer leur représentation politique. Seul un vote majoritaire lors d’un référendum au Nord, entériné par les deux États, permettrait la réunification de l’Irlande. L’accord annonce un cessez-le-feu entre l’IRA et les groupes paramilitaires protestants et concède au Sinn Féin (bras politique de l’IRA) un rôle politique. Les armes doivent être déposées, les prisonniers politiques libérés ; un accord multipartis en Irlande du Nord, auquel seul le DUP (Democratic Ulster Party, ultra-unioniste) s'oppose, complète l’ensemble.
Approuvé par référendum (71,12 % des voix en Irlande du Nord, 94,39 % en République d’Irlande), l’accord semble mettre fin à des siècles de conflit entre communautés et provoque une vague d’optimisme. En juillet 2005, l’IRA met officiellement fin à ses activités terroristes. Avec l’assistance de l’Union européenne ainsi que des États-Unis, la réconciliation – sur le modèle de l’Afrique du Sud et de sa Commission for Truth and Reconciliation – se met en marche. Très tôt cependant, les difficultés surgissent, notamment autour du partage du pouvoir au sein de l’assemblée nord-irlandaise, aboutissant au fil des ans à une série de blocages.
Une réconciliation inachevée (2011-2020)
Les gestes symboliques se multiplient alors. En 2011 par exemple, financé en partie par l’Union européenne, un « pont de la réconciliation » est construit à Derry, au-dessus de la rivière Foyle qui sépare le quartier protestant du Waterside du centre-ville à majorité́ catholique. De son côté, le conseil municipal de Belfast décide de ne plus déployer quotidiennement le drapeau du Royaume-Uni sur la mairie, mais seulement dix-huit jours par an. Les hostilités entre communautés perdurent néanmoins, notamment lors des parades des protestants loyalistes de l’Ordre d’Orange. En 2014, dans son rapport annuel, le Northern Ireland Community Relations Council constate que la guerre des mots a remplacé́ la guerre des armes. En effet, les deux communautés ont une conception radicalement opposée de l’histoire et des raisons du conflit, et de l’attribution des responsabilités. Voir libérer les assassins de leurs proches paraît insoutenable à bien des familles des deux bords. Le projet consistant à démolir les 99 « murs de la paix » séparant les communautés est encore aujourd’hui loin d’avoir abouti. L’optimisme relatif a fait place à une certaine désillusion.
Lors du vote du 23 juin 2016 sur le Brexit, en dépit de sa majorité unioniste, l’Irlande du Nord a nettement divergé de l’Angleterre et du pays de Galles en votant à 55,8 % contre le Brexit. La raison en est économique : les échanges nord-sud en Irlande, notamment commerciaux, sont en effet vitaux pour les deux parties de l’île. L’accord du Vendredi Saint a ouvert la voie à une collaboration politique, économique et culturelle renforcée et la frontière, autrefois lourdement gardée, est alors devenue virtuelle. Que l’île puisse héberger deux États mais ne constituer qu’un seul ensemble (l’île d’Irlande) au sein de l’Union européenne a permis à des ennemis de vivre plus paisiblement. Or le Brexit implique un contrôle des flux de biens et de personnes entre le Royaume-Uni et l’Europe qui contraint à rétablir strictement la frontière. Afin de préserver les engagements de l’accord de 1998, le choix a été fait de placer cette frontière douanière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne, ce qui est difficilement acceptable pour les unionistes nord-irlandais. La démographie est pour eux un autre motif d’inquiétude. Longtemps minoritaire en Irlande du Nord, la population nationaliste (33,4 % en 1926 et 45 % au dernier recensement en 2011) avec une plus forte natalité, croît beaucoup plus rapidement que le population unioniste (48 % en 2011). Les prévisions démontrent que, d’ici quelques années, les unionistes perdront leur avantage numérique et, par conséquent, leur domination politique.
S’il était possible, à la veille du Brexit, d’espérer une baisse des tensions grâce au soutien de l’Union européenne, qui a consacré des fonds importants à la réconciliation en Irlande du Nord, et aux nombreuses initiatives sur le terrain, la situation n’est aujourd’hui plus la même. Un sondage en 2020 indiquait une polarisation accrue des opinions à la suite du Brexit, une proportion plus importante de sondés se définissant soit comme nationalistes soit comme unionistes, plutôt que simplement comme nord-irlandais. L’âpreté des discussions entre le gouvernement britannique et les autorités européennes concernant le cas particulier de l’Irlande du Nord n’a fait qu’amplifier le clivage entre la crainte unioniste d’un affaiblissement du lien avec la Grande-Bretagne, et l’espoir nationaliste d’une réunification de l’île, porté par le parti du Sinn Féin. L’avenir dira si l’Irlande du Nord, devenue la pierre d’achoppement principale dans les discussions entre Britanniques et Européens, pourra reprendre à l’avenir son chemin vers la réconciliation.