Jusqu’aux années 1980, les plans et les photographies de la persécution et du génocide des Juifs ont été utilisés dans des ouvrages, des films, des expositions sans que leurs concepteurs en connaissent l’origine et le contexte d’enregistrement. Lors des dernières décennies, des travaux d’historiens ont permis de les documenter plus rigoureusement. À la même époque, dans le sillage du film de Claude Lanzmann, ont émergé des débats sur les « images de la Shoah ». Ils se sont focalisés sur l’extermination des Juifs dans les centres de mise à mort de Pologne, régie par une politique du secret. Or si nous ne connaissons aucune photographie ni aucun plan montrant l’assassinat de masse dans les chambres à gaz, des images témoignent des étapes de la persécution, de la déportation et de l’anéantissement des Juifs. Ce texte en suit les principaux jalons de 1933 à 1945.

Westerbork. Embarquement et départ pour Auschwitz d’un convoi de Juifs et de Tziganes quittant le camp d’internement, le 19 mai 1944 (l’identité de la fillette au foulard fut découverte dans les années 1990 : elle s’appelait Anna Maria Settela Steinbach ; c’était une petite Sinti ; elle fut assassinée quelques semaines plus tard à Auschwitz-Birkenau).
Fig. 1. Westerbork. Embarquement et départ pour Auschwitz d’un convoi de Juifs et de Tziganes quittant le camp d’internement, le 19 mai 1944 (l’identité de la fillette au foulard fut découverte dans les années 1990 : elle s’appelait Anna Maria Settela Steinbach ; c’était une petite Sinti ; elle fut assassinée quelques semaines plus tard à Auschwitz-Birkenau).
« Album d’Auschwitz » : l’un des 197 clichés pris au printemps 1944, lors de l’arrivée à Birkenau des convois de juifs hongrois.
Fig. 2. « Album d’Auschwitz » : l’un des 197 clichés pris au printemps 1944, lors de l’arrivée à Birkenau des convois de juifs hongrois.
L’une des quatre photographies prises clandestinement à Birkenau, en août 1944, par le juif grec Alberto Errera, membre du Sonderkommando affecté à la chambre à gaz-crématoire V.
Fig. 3. L’une des quatre photographies prises clandestinement à Birkenau, en août 1944, par le juif grec Alberto Errera, membre du Sonderkommando affecté à la chambre à gaz-crématoire V.
Images de Maïdanek tournées en juillet 1944 par deux équipes d’opérateurs sous la direction de Roman Karmen et du réalisateur juif polonais Aleksander Ford.
Fig. 4. Images de Maïdanek tournées en juillet 1944 par deux équipes d’opérateurs sous la direction de Roman Karmen et du réalisateur juif polonais Aleksander Ford.
Sommaire

Pendant près de quarante ans, les plans et les photographies de la persécution et du génocide des Juifs ont été utilisés pour illustrer des articles, concevoir des expositions, réaliser des films sans que leurs auteurs ne se préoccupent de l’origine de ces images, de leur contexte d’enregistrement et du point de vue dont elles témoignent. À partir des années 1980, des travaux d’historiens ont permis d’assembler peu à peu les pièces de ce corpus éclaté, de les documenter, d’en éclairer le sens.

Au cours de la même période, des débats sur les « images de la Shoah » se sont faits jour dans le sillage du film de Claude Lanzmann.  Ils se sont focalisés sur l’extermination des Juifs dans les centres de mise à mort de Pologne, régie par une politique du secret et de l’invisibilité. Nous ne connaissons en effet à ce jour aucune photographie ni aucun plan montrant l’assassinat de masse des victimes juives dans les chambres à gaz des camps d’extermination. En ce sens, le cœur du processus de destruction des Juifs d’Europe apparaît bel et bien comme un point aveugle qui peut justifier sa qualification d’« événement sans image ».

Toutefois, cette façon d’appréhender la « Shoah » ne rend compte que de la phase ultime d’un processus plus vaste dont elle resserre considérablement l’amplitude chronologique et spatiale. De fait, les images ne manquent pas pour documenter la persécution des Juifs dans l’Allemagne hitlérienne, la ghettoïsation en Europe de l’Est, les pogromes et les exécutions par balles sur le territoire de l’Union soviétique, les rafles et les déportations. À ces vues prises par les bourreaux, et plus rarement par leurs victimes, s’ajoute la masse considérable de photographies et de plans tournés lors de la découverte des camps d’extermination de Pologne.

Regards des bourreaux et des victimes

À partir de 1933, dans l’Allemagne hitlérienne, des photographes et des opérateurs saisissent les premières étapes de la persécution des Juifs : boycott des magasins, « nuit de cristal », incendie des synagogues, autodafés, humiliations de tous ordres.

Les images se multiplient avec l’entrée en guerre et l’invasion de la Pologne. Elles témoignent notamment de la politique de ghettoïsation. En 1940, Goebbels envoie des opérateurs dans les ghettos de Pologne pour les besoins de sa propagande. Ces plans, tournés principalement à Lodz, sont montés par Fritz Hippler dans le documentaire Der Ewige Jude (Le Juif éternel, 1940). Les manières de filmer des cameramen attestent leur volonté de déformer le réel pour se conformer aux stéréotypes antisémites ; le film présente avec cynisme les conséquences de la ghettoïsation comme la preuve d’une dégénérescence ontologique de la « race juive ». Au printemps 1942, un tournage plus ambitieux est organisé dans le ghetto de Varsovie. Il donne lieu à de véritables mises en scène dans lesquelles les internés sont enrôlés de force, figurants impuissants d’une fiction qui s’emploie à les discréditer en présentant la misère et la mort des internés du ghetto comme la conséquence d’une exploitation des Juifs par les Juifs.

Sur les territoires de l’URSS envahis puis occupés, des soldats de la Wehrmacht et des membres des Einsatzgruppen prennent des « photographies souvenirs » de leurs crimes en dépit des interdictions formelles émises par l’état-major allemand. Les séquences filmées sont nettement plus rares. En juillet 1941, un sergent de la Kriegsmarine, Reinhard Wiener, parvient cependant à tourner, avec sa caméra amateur 8 mm, une séquence de près de deux minutes montrant l’exécution d’un groupe de Juifs de Liepāja (Lettonie).

Tout aussi exceptionnels sont les plans filmés au printemps 1944 dans le camp de transit de Westerbork, aux Pays-Bas, où des internés juifs réalisent un documentaire sur l’ordre du commandant Gemmeker. Si certaines séquences rappellent le film de propagande tourné à la même période à Theresienstadt dans le but de tromper l’opinion sur le sort de ses détenus, les rushes de Westerbork lèvent un coin du voile sur le génocide : elles montrent l’embarquement et le départ pour Auschwitz d’un convoi de Juifs et de Tziganes qui quitte le camp d’internement le 19 mai 1944 (voir figure 1).

Les photographies et les plans manquent en revanche pour documenter l’arrivée en Pologne et le processus d’extermination. Cette carence d’images explique l’importance accordée à deux séries photographiques prises à Auschwitz-Birkenau devenu, à l’été 1942, le lieu central de l’assassinat des Juifs d’Europe.

La première, connue sous l’appellation d’« Album d’Auschwitz », est constituée de 197 clichés pris au printemps 1944, lors de l’arrivée à Birkenau des convois de Juifs hongrois. L’essentiel des clichés fut pris par le SS Bernhard Walter et son adjoint Ernst Hofmann ; d’autres proviendraient d’une pellicule remise par le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss. Cet ensemble de photographies, destiné à la hiérarchie nazie, est découpé en séquences qui suivent les étapes de l’arrivée des déportés dans le camp : ouverture des wagons sur la « rampe » de Birkenau ; « sélection » ; tri des effets personnels… Le but de ce reportage était probablement de vanter l’efficacité de la machine de destruction conçue par le commandant Höss. Rien n’est montré en revanche du processus de mise à mort qui demeure dans le hors-champ des images (fig. 2).

La seconde série d’images, tout aussi célèbre, nous transmet le regard des victimes. Il s’agit des quatre photographies prises clandestinement à Birkenau, en août 1944, par le juif grec Alberto Errera, membre du Sonderkommando affecté à la chambre à gaz-crématoire V. Ces images se rapprochent du cœur noir de l’extermination et du « point aveugle » de la chambre à gaz : elles n’en montrent toutefois que l’« avant » (des femmes nues dans le bois de Birkenau) et l’« après » (des cadavres gisant au sol sur le point d’être brûlés dans une fosse d’incinération) (fig. 3).

Regards des libérateurs

De nombreuses vues des centres de mise à mort sont prises en revanche dans l’après-coup par les cameramen russes. Ce travail de documentation par l’image, commencé sur les territoires libérés de l’URSS, se poursuit en Pologne dans les camps d’extermination de Maïdanek et d’Auschwitz découverts par les Soviétiques qui leur consacrent deux documentaires.

Les images de Maïdanek sont tournées en juillet 1944 par deux équipes d’opérateurs sous la direction de Roman Karmen et du réalisateur juif polonais Aleksander Ford. Leurs prises de vue révèlent la dimension industrielle de cette « usine de mort » dont elles dévoilent les immenses crématoires, les boîtes de Zyklon B, les amoncellements d’effets personnels ayant appartenu aux victimes juives exterminées (fig. 4).

Puis viennent les photographies et les plans enregistrés pendant plusieurs semaines dans le camp Auschwitz où l’Armée rouge pénètre le 27 janvier 1945. Les grandes chambres à gaz-crématoires ont été dynamitées par les nazis en fuite et les prisonniers poussés sur les routes pour rejoindre les camps de concentration de l’Ouest. Si les cameramen filment les corps abandonnés dans la neige et l’exhumation des charniers, l’immense majorité des victimes du génocide a disparu sans laisser de traces dans la fumée des crématoires. Le film soviétique sur Auschwitz s’emploie par ailleurs à taire l’identité juive des victimes exterminées dans le camp. Il lui est donc difficile de rendre compte de l’ampleur du génocide qui y fut commis dont témoignent cependant, par métonymie, les amoncellements de chaussures, de lunettes et de cheveux dérobés aux Juifs et aux Tsiganes assassinés.

Les troupes américaines et britanniques qui libèrent les camps de concentration de l’Ouest affrontent une réalité bien différente. Dans ces lieux de détention surpeuplés où sévissent la famine et les maladies, les opérateurs anglo-américains découvrent, dans la sidération, les survivants décharnés et les montagnes de cadavres de Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Bergen-Belsen... Ces images d’apocalypse marqueront d’une empreinte indélébile la conscience de leurs contemporains. Dans les années 1980, lorsque le génocide commencera de régner sans partage sur la mémoire de la déportation, ces images seront fréquemment utilisées, par substitution, pour évoquer l’extermination commise à l’Est dans les centres de mise à mort. Ces vues décontextualisées seront chargées de rendre compte d’un événement demeuré largement invisible, qui dépassait les ressources de l’imagination.

Citer cet article

Sylvie Lindeperg , « Images de la Shoah », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 26/05/21 , consulté le 10/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21568

Bibliographie

Bruttmann, Tal, Kreutzmüller, Christoph, Hördler, Stefan, « L’“Album d’Auschwitz”, entre objet et source d’histoire », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 2018/3, n° 139, p. 23-42.

Cognet, Christophe, Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis, Paris, Seuil, 2019.

Didi-Huberman, Georges, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.

Lindeperg, Sylvie, La voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, 2013.

Pozner, Valérie, Sumpf, Alexandre, Voisin, Vanessa (dir.), Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah, 1941-1945, Paris, Mémorial de la Shoah, 2015.

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