A l’ombre du carnaval : la persécution des Juifs de Thessalonique (février-mars 1943)

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Une étoile jaune comme déguisement ?

Cheminant de photo en photo dans le fonds allemand de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense) à Ivry, je recherchais des traces sur les Juifs de Thessalonique quand je suis tombée sur une image surprenante : le cliché L08 qui a une composition singulière. 

Des personnes photographiées devant un magasin juif dans la zone-ghetto du centre-ville de Thessalonique (Grèce), fin février-début mars 1943, ©ECPAD, fonds allemand, photographe inconnu, DAT 2079, cliché L08

Devant un magasin, on voit plusieurs personnes qui apparaissent déguisées. Trois hommes et un garçon sont debout, portant sur la tête un fez turc, une toque russe, une casquette de marin et un quatrième chapeau difficile à déterminer. Ils semblent discuter entre eux paisiblement alors que l’un fixe directement l’objectif. Tout cela donne l’impression que nous sommes en présence d’une scène festive. Sur la poitrine du garçon, on aperçoit l’étoile jaune qui attire le regard. Avec la scène éclairée par la lumière du matin, on peut également repérer clairement la pancarte « magasin juif » inscrite en grec et en allemand sur les portes de deux commerces. L’adresse nous indique que l’on se trouve au centre-ville de Thessalonique, rue Ioustinianou, au numéro 2 ou 20. Mais que voit-on finalement sur cette photographie ? Rapport paradoxal avec la vie quotidienne qu’elle suggère : un moment « léger » d’une normalité étrange dans des circonstances extrêmes, à l’ombre des déportations à venir des Juifs de Thessalonique. Des personnages déguisés à l’occasion d’une fête ? La connaissance des mesures antisémites à Thessalonique au même moment nous éloigne irrémédiablement de cette lecture. 

Au croisement de deux temporalités : politique antisémite et carnaval chrétien 

Le 25 février 1943, la discrimination devient visible aux yeux de tous à Thessalonique : l’étoile jaune devait être portée « à tout moment » par tout Juif de plus de 5 ans. Le lendemain, le journal collaborationniste grec Apogevmatini écrit que « les rues se sont enfin remplies d'étoiles lumineuses portées par des Juifs élégants ou sales ». Le cliché L08 se situe à ce tournant dans la vie des Juifs de la ville. Les termes utilisés dans les ordonnances successives du 6 et du 12 février 1943 permettent de reconnaître l’obligation pour les Juifs de Thessalonique du port de l’insigne imposé partout en Europe entre 1939 et 1944, mais dont la forme varie toutefois selon les territoires. Si en France, en zone occupée la distribution des insignes s'effectue dans les mairies et les commissariats de police, à Thessalonique, c’est la communauté juive organisée (les membres du Conseil communautaire) qui, sous la pression de l’échéance du 25 février 1943, s’engage à mettre en œuvre les mesures imposées par le commandement militaire de Saloniki Ägaïs et « les hommes d’Eichmann », Alois Brunner et Dieter Wisliceny, arrivés dans la ville en janvier 1943.

Cette photographie a-t-elle été prise pendant la matinée du 25 février 1943 ? Le peu de sources disponibles rend impossible une datation précise du cliché. La photographie indique que ce jour-là, la ville est en pleine période de carnaval. On le comprend notamment grâce aux chapeaux vendus dans les rues, tenus à la main ou portés par des enfants et vendus aussi dans le magasin juif que nous voyons sur la photographie. Puissant contraste avec l’étoile que le garçon ici porte sur la poitrine. Les jours de carnaval sont traditionnellement associés au calendrier chrétien orthodoxe au cours des trois semaines précédant le Lundi Pur qui marque le début des quarante jours du carême (Sarakosti) jusqu’à Pâques. Cette année-là, le 25 février correspond à l’équivalent du Mardi gras (Tsiknopempti) et le 8 mars 1943 est le Lundi Pur (Kathara Deftera)également jour de la fin du carnaval. L’atmosphère festive qui imprègne la photographie permet de supposer que le photographe a pris ce cliché entre le 25 février et le 6 mars au plus tard, date de la délimitation définitive et de la fermeture des ghettos.

Le photographe saisit en effet un quartier qui est devenu l’une des zones ghettoïsées du centre-ville. Il prend le cliché L08 à la rue Ioustinianou qui est située dans cette zone, délimitée par le quartier de la Panagia Chalkeon ou, selon une autre source, par la rue Egnatia. L’une des particularités de Thessalonique concernant les mesures à l’encontre des Juifs réside dans le fait qu'aucun ghetto n'a été créé avant février 1943. Quatre zones-ghettos sont alors créées dans lesquelles les Juifs sont contraints d´être déplacés pour y vivre : au centre de la ville, dans le secteur sud et dans les grands quartiers ouvriers. De même, des pancartes indiquant l’appartenance des Juifs, comme celle que l’on peut voir sur la photographie, sont apposées sur toutes les entreprises commerciales. Le quartier ouvrier Baron Hirsch, situé près de la gare ferroviaire de Vardari, est transformé dans le même temps en « camp de transit » vers Auschwitz-Birkenau pour l’ensemble de la population juive.

Une archive visuelle de la Solution finale : le regard des Compagnies de propagande

Qui a pris cette photographie ? C´est en fait le regard des bourreaux qui nous parvient ici. Cette image n´est pas un objet isolé. Elle fait partie d’une série de 34 prises de vue réalisées fin février ou début mars 1943 par un photographe des Pk 690 (les Propaganda Kompanien), c’est-à-dire les Compagnies de propagande constituées au sein des armées allemandes et organisées par le Haut commandement de l’armée (Oberkommando der Wehrmacht - OKW), mais dont les directives professionnelles venaient directement du ministère de la Propagande. Ces photographes (Bildberichter) et reporters de guerre (Kriegsberichter) appartenaient aux sections (Kompanietruppen) de la propagande qui comprenaient des pelotons, des escouades de journalistes de presse et de radio, de cameramen et de propagandistes, ainsi que des presses typographiques. 

Série de photographies prises par la Compagnie de propagande 690 dans le centre-ville de Thessalonique, fin février-début mars 1943, © ECPAD, Tirage Contact, fonds allemand, photographe inconnu, DAT 2079

Ayant été saisi en 1945 par l’armée américaine et réparti entre les vainqueurs de la guerre, une partie de la production audiovisuelle des Compagnies de propagande, dont les négatifs de cette série font partie, est ainsi arrivée en France. C’est par cette circulation que je les ai retrouvées à l’ECPAD d’Ivry en 2018, 73 ans plus tard.

Le photographe a parcouru le centre-ville en suivant un trajet depuis le poste de commandement (Dioikitirio) jusqu’au front de mer. Des personnes portant l’étoile jaune sont représentées sur un certain nombre de vues, d’autres montrent des scènes qui laissent l’impression d’une simple promenade d’un militaire allemand, comme c’est très souvent le cas sur plusieurs photographies prises par les Pk ou des soldats dans la Thessalonique occupée dès le début de la guerre. Des images ordinaires en plein déroulement de la barbarie qui s’accomplit. Le choix des cadrages semble être le fruit du hasard inhérent à des images prises sur le vif ou, dans certains cas, être motivé par des considérations artistiques. 

Enfants juifs portant l’étoile jaune à Thessalonique, fin février-début mars 1943, ©ECPAD, fonds allemand, DAT 2079, cliché L28

La photographie L28 est ainsi frappante : il s’agit de quatre enfants portant tous l’étoile jaune qui sont pris devant la Tour blanche, le monument le plus connu de Thessalonique, et la statue équestre du roi Constantin (sur la droite). Elle pourrait presque s’apparenter à un cliché pris par un touriste visitant la ville et ses monuments. À gauche, le plus jeune garçon qui regarde l’objectif a probablement l’âge minimum exigé pour porter l’étoile. On distingue dans leurs mains encore une fois les chapeaux de carnaval mais qu’ils ne portent pas ici, contrairement à la situation des personnes photographiées devant le magasin. 

Le cliché L08 est probablement une mise en scène humiliante créée par le photographe allemand : il semble que celui-ci ait demandé aux hommes, aux propriétaires et aux clients, de porter les chapeaux qui sont vendus pendant les fêtes de carnaval et auxquelles seuls les chrétiens participent habituellement. A-t-il été destiné à documenter une « bonne » mise en œuvre de la mesure concernant l’obligation du port de l’étoile jaune ? 

Si ces photographies étranges sont prises dans « le temps du ghetto », cette réalité reste pour la plupart masquée dans les images de la série en question. Face à l’absence d’archives visuelles de la Shoah en Grèce, cette photographie constitue en tout cas, aujourd’hui, l’un de rares points d’observation sur le marquage identitaire et les mesures prises contre la population juive lors de la mise en œuvre de la Solution finale à Thessalonique. Elle apporte, par conséquent, un précieux témoignage qui documente l’extermination des Juifs de Thessalonique, cette ancienne communauté sépharade du nord de la Grèce qui comptait plus de 50.000 âmes au début de la guerre. Aucune des personnes qui figurent sur le cliché n’est identifiée. Prises en photo malgré elles dans une mise en scène humiliante, elles seront probablement déportées juste après, entre le 15 mars et le 10 août 1943, avec l’ensemble des Juifs de Thessalonique pour être exterminées à Auschwitz-Birkenau.

[Je remercie Nicolas Ferard, documentaliste de l’ECPAD, pour son aide précieuse].

Citer cet article

Nefeli Liontou , « A l’ombre du carnaval : la persécution des Juifs de Thessalonique (février-mars 1943) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 29/10/23 , consulté le 17/09/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22203

Bibliographie

Rika Benveniste, Those Who Survived: The Resistance, Deportation, and Return of the Jews from Salonika in the 1940s, Jerusalem,Yad Vashem Publications, 2023.

Tal Bruttmann, Christoph Kreutzmüller et Stefan Hördler, « “L’album d’Auschwitz”, entre objet et source d’histoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 139, n° 3, 2018, p. 34-37.

Nicolas Ferard, Propaganda Kompanie : Les Reporters De Guerre Du troisième Reich, Paris, Histoire et collections, 2014

Michael Molho et Joseph Nehama, In Memoriam : hommage aux victimes juives des nazis en Grèce, vol 1, Salonique, Communauté Israélite de Salonique, 1976.

Yomtov Yakoel, Μémoires 1941-1943 (en grec), Thessalonique, Ets Haim-éditions Paratiritis, 1993.

Claire Zalc, « Faire l’histoire », L’étoile jaune, un signe d’infamie, Arte, 29 janvier 2022.

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