Incendie dans le camp de concentration de Kajluka, 10-11 juillet 1944
Bougie oubliée ou incendie criminel ? Depuis quatre-vingts ans, cette interrogation hante les descendants de ceux qui vécurent la nuit du 10 au 11 juillet 1944 dans le camp de concentration juif de Kajluka, en Bulgarie. Ils étaient 108 détenus juifs, des hommes, des femmes et des enfants, internés en tant que communistes ou pour avoir enfreint la législation anti-juive dans ce pays allié de l’Allemagne nazie. Vers deux heures du matin, en quelques minutes à peine, le baraquement a été réduit en cendres. Dix détenus ont péri dans les flammes, plusieurs dizaines ont été grièvement blessés.
La première photographie a été prise en journée, plein soleil.
On y voit un baraquement en bois préfabriqué avec, sous le toit, des fenêtres rectangulaires, six en tout. C’était celui des gardes bulgares. Tout autour, des planches sont éparpillées, empilées, adossées les unes aux autres ; de petits paquets traînent sur le sol ; de loin, on dirait des allumettes. Il y a un débarras aussi, et une étable. Il faut quelques secondes, cependant, pour apercevoir l’essentiel : un espace vide, poussiéreux, avec de la suie sur le sol, à l’angle droit. Les pilotis n’ont pas brûlé ; ils dessinent la forme rectangulaire du bâtiment disparu. Une dizaine de mètres à peine sépare les ruines, d’un côté, le baraquement intact des gardes, de l’autre. Au point de jonction entre les deux, un policier en uniforme se penche légèrement.
Une enquête du Commissariat aux affaires juives
Au lendemain de l’incendie, une enquête a été diligentée par le Commissariat aux affaires juives, la très puissante institution créée par le ministère de l’Intérieur fin août 1942 pour concevoir, coordonner et mettre en œuvre les politiques anti-juives en Bulgarie. Cette enquête a été menée en parallèle avec les investigations de la direction de la police de Sofia et de la police locale.
Sur la deuxième photographie, ils sont là, huit, peut-être neuf hommes, la plupart avec casquettes et uniformes, mains dans les poches, qui observent la scène. La verticale de leurs corps attire le regard sur les fils de fer barbelé autour du camp. La construction de deux baraquements juifs supplémentaires était planifiée, l’un d’eux déjà amorcé ; les stocks de planches de bois, à droite, n’ont pas brûlé.
Gros plan sur les ruines. C’est la dernière image : les pilotis, des fragments de papier bitumé, des débris d’objets en métal, un cône de fumée et cette boue, aussi, autour du baraquement. C’est l’inspecteur général du Commissariat qui a poinçonné ces clichés à son rapport, des clichés dont on imagine qu’ils ont été pris par des photographes de la police locale.
Un procès pour crime anti-juif après la guerre
Je les ai trouvés en 2016, alors que je travaillais sur le procès pour crimes anti-juifs tenus en mars 1945 devant la chambre 7 du Tribunal populaire (procommuniste). Rares était les photographies dans les archives du procès. Celles-ci, dont je ne comprenais alors pas l’origine et la teneur, avaient retenu mon attention. Dans le rapport, l’inspecteur livre ses conclusions : l’incendie a été provoqué par la négligence d’une mère dont le bébé d’un an et demi était malade ; celle-ci aurait allumé une bougie, puis l’aurait oubliée. La construction en bois (sans briques ni tuiles) et le toit, recouvert de papier bitumé, étaient très inflammables. Les flammèches sont tombées depuis le plafond, brûlantes boules de résine fondue. Pris d’une panique que les tirs des gardes n’ont fait qu’accentuer, les prisonniers se sont précipités vers l’unique sortie, se bousculant, se heurtant, tombant les uns sur les autres.
Une falaise partiellement recouverte de végétation domine le paysage, quelques arbres touffus à proximité d’elle. En juin 1944, le Commissariat avait décidé d’installer un nouveau camp au cœur de ce défilé sauvage, prison naturelle, cerné de part et d’autre par des murs de pierre hauts de plus de cent trente mètres, à quelques kilomètres de Pleven, au nord-est du pays. Le premier bâtiment, destiné aux internés – des couchettes sur deux étages avec un étroit passage entre les deux – avait été bâti à la hâte par des détenus juifs, travailleurs forcés. Par rapport au projet initial, il avait été « allégé » de planches, d’une porte de sortie et de quelques fenêtres. On doit à ces prélèvements la petite étable que l’argentique a préservée. Le deuxième baraquement, celui des gardes, présent à l’image, était de meilleure facture. Est-ce pour cette raison qu’au cours de cette nuit, le feu n’a embrasé que l’édifice des internés juifs ? Un vent « léger » aurait-il entraîné les flammes vers le nord, épargnant les gardiens ? Ou faudrait-il plutôt quérir des mains criminelles derrière la genèse et la direction du feu ? Une bougie artisanale placée, sur une valise, dans une petite boîte de 2-3 centimètres, à cinquante centimètres au moins du plafond, pouvait-elle suffire à enflammer un toit humidifié par la pluie ?
Au lendemain de l’invasion de la Bulgarie par l’URSS et du renversement du pouvoir pronazi, le 9 septembre 1944, le Front de la patrie, une coalition à dominante communiste, a instauré des Tribunaux populaires pour sanctionner les criminels de guerre et éliminer les anciennes élites dirigeantes. La chambre 7 a été la première juridiction en Europe exclusivement dédiée aux persécutions anti-juives. À l’hiver 1944, l’enquête reprenait, entravée par le décès de protagonistes clef (dont l’ancien maire et délégué aux affaires juives local), les disparitions, le manque de moyens aussi. Il ne fut procédé à aucune reconstitution de scène de crime, pas plus qu’à la collecte d’éléments de preuve matérielle. Que la vérité vienne de bouches juives, telle fut l’injonction donnée aux témoins par le président de la cour durant le procès. Des voix, fragiles dans ce prétoire solennel, elles qui portaient le souvenir de proches décédés sous leurs yeux, la douleur des brûlures sur leur peau, s’employèrent à décrire ce qu’elles avaient vu à travers les flammes, la fumée et les cris. Peut-être étaient-elles alarmées que leur incombe la responsabilité de rendre raison de faits qu’elles avaient vécus par bribes, sans avoir accès à l’extérieur ou à l’avant. L’intendant du camp, seul inculpé dans le box, fut acquitté.
De l’intérieur du baraquement incendié, aucune image ne nous est parvenue. Il faut se représenter ces ballots et ces vêtements empilés jusqu’au plafond ; les tissus et le papier bitumé glissés dans le chambranle des fenêtres et sur les murs pour bloquer l’écoulement de la pluie. Le jour de l’incendie, il avait plu inlassablement, comme souvent à cette saison. Les responsables du camp avaient autorisé l’organisation d’une petite « soirée », avec les gardes, pour célébrer la libération d’un interné. Réputé apprécier la compagnie de jeunes femmes juives qu’il forçait à chanter et à danser pour lui, l’intendant était resté dormir sur place. Il aurait bloqué la porte, revolver en main, condamnant certains prisonniers aux flammes, avant que des détenus ne l’assomment et ne libèrent le passage. À l’arrivée des pompiers, du bâtiment, il ne restait que des cendres. Les blessés les plus graves furent emmenés à l’hôpital ; les autres, transférés vers une école située en périphérie.
Ces dernières années, le souvenir de l’incendie a ressurgi en Bulgarie : cette fin de guerre obsédée par les « ennemis de l’État » (la résistance, les Juifs antifascistes, etc.) ; les jeunes Légionnaires bulgares qui rodaient autour du camp, tandis que les bombardements alliés se faisaient plus fréquents. En février 2022, le dernier survivant, Elija Kalderon, 91 ans, appelait à préserver la mémoire des événements et à ouvrir une nouvelle enquête pour que soit enfin résolue l’énigme de Kajluka. Il est décédé en avril 2023.