Le projet de déportation des Juifs à Eisenach
Dans le cadre du projet Last Seen, nous avons rassemblé à ce jour plus de 500 photographies de déportations prises dans 60 villes allemandes. Celles dont il est question ici proviennent d’Eisenach. Cette ville, qui doit sa célébrité au château de la Wartbourg où Martin Luther traduisit le Nouveau Testament en allemand, compte environ 45 000 habitants en 1933, dont 335 juifs, ou considérés comme tels par les nazis. En 1941, des pratiques agressives ont déjà contraint les deux tiers d’entre eux à prendre la fuite. Certains ont gagné de grandes villes allemandes, comme Berlin, tandis que d’autres sont partis à l’étranger.
Dans le district de Weimar – où se trouve Eisenach – la déportation des personnes âgées de moins de 55 ans est, à l’origine, prévue pour avril 1942, mais elle est repoussée au mois de mai en raison de problèmes de transport. En l’absence de poste de la Gestapo à Eisenach, c’est la police criminelle locale (Kripo) qui est chargée des opérations et donc d’établir la liste des personnes à déporter. L’ordre de déportation est envoyé le lundi 4 mai 1942. Les personnes concernées doivent déposer une « déclaration de patrimoine » le jeudi, puis acheter un billet de train pour Weimar le vendredi. Isolés et surveillés de près par la Kripo et leurs voisins, la plupart des Juifs se plient aux ordres. Cependant, le samedi 9 mai au matin, Eleonore Plaut met fin à ses jours pour se soustraire à la déportation, et très probablement aussi pour éviter l’humiliation d’être chassée de sa ville natale au vu et au su de tous.
Ce matin-là, les 58 autres Juifs de la liste se présentent au point de rendez-vous, sur la Goethestraße, à une adresse dénommée Maison juive. À l’arrivée, chaque famille doit remettre les clés de son domicile avant de se faire enregistrer. Leurs bagages sont aussi probablement fouillés pour la première fois. Un peu plus tard, le rabbin, qui ne doit pas être déporté ce jour-là en raison de son âge, vient leur dire adieu.
La traversée de la ville sous le regard des habitants
Puis c’est le photographe qui arrive. Il est temps. Les Juifs viennent de recevoir l’ordre de se préparer à marcher vers la gare. Ils sont en train de prendre leurs bagages, des sacs, des sacs à dos et des valises lourdement chargés – les seuls biens que l’administration fiscale leur laisse emporter. Ils ont déjà commencé à se mettre en rang devant la maison de la Goethestraße. On leur fait former trois colonnes qui prennent la Schillerstraße menant à la gare principale.
Le preneur de vue sort son appareil et commence à prendre des clichés. Il s’agit probablement de Theodor Harder, photographe local bien connu et très proche de l’administration municipale. On lui a passé commande d’images de l’événement pour la chronique illustrée du journal de la ville. Sans changer sa routine de travail, il présente cette marche forcée des Juifs vers la gare et leur montée dans des wagons de troisième classe, sur une ligne régulière à destination de Weimar, comme une évacuation bien organisée où tout s’est déroulé dans le calme. L’action de la police n’est certainement pas son objet principal, au contraire de ce que montrent les clichés pris par des policiers. 21 photographies de Harder seront insérées dans la chronique illustrée de la ville, sous le titre « Renvoi des Juifs d’Eisenach ». Elles y figurent toujours aujourd’hui.
Informé de l’itinéraire, Harder précède toujours le défilé. Il a attendu les Juifs dans la Schillerstraße. Il les photographie pendant un arrêt dans une petite rue aux abords de la gare, avant qu’on ne leur ordonne de repartir. Puis, dos à la gare, il prend cette photographie légèrement en surplomb. Les Juifs sont en train de traverser la place de la gare – alors appelée « rue des SA ». Ils sont tout proches. Vêtue d’un manteau sombre, portant une coiffe d’infirmière et l’étoile jaune clairement visible, Magda Katz regarde droit dans l’objectif. Née à Eisenach le 25 avril 1892, elle y a été scolarisée, est devenue infirmière et a épousé Siegfried Katz en 1912. Leur fils Helmut est né un an plus tard. On voit Siegfried marcher devant sa femme. Son nom à elle est inscrit sur le sac qu’il porte. Helmut, qui a été déporté le même jour, n’est quant à lui identifiable sur aucune photo.
Les citoyens non-juifs regardent leurs voisins traverser la ville pour la dernière fois. Debout sur plusieurs rangs, ils encadrent cette marche. Selon la Kripo, la déportation n’a suscité « aucun émoi » dans la population d’Eisenach. Les membres de l’assistance ne peuvent pas être clairement identifiés, à l’exception d’Horst Prinz, dont le cabinet de dentiste se trouve dans la maison à l’angle de la rue, toujours debout aujourd’hui. Prinz est l’homme en veste blanche qui se tient à sa fenêtre. Entre Magda Katz et la femme qui la suit, on aperçoit un jeune garçon coiffé de plumes d’Indien ou d’une couronne. Pourquoi est-il déguisé ? Est-ce son anniversaire ? Quoi qu’il en soit, il est au bord de la rue en train d’observer. Un homme se tient derrière l’enfant. Il fume une cigarette. Le journal plié sous son bras est probablement le Thüringer Gauzeitung, dont on voit la publicité sur le kiosque de la place. Ce samedi-là, il est surtout question de la guerre dans ce journal local. Ce n’est que trois semaines plus tard que le Thüringer Gauzeitung fera état de cette déportation. L’article se termine sur ces mots : « Dorénavant, les gens n’entendront plus parler des Juifs que dans les livres d’histoire ».
Pendant qu’on rassemble les Juifs dans le hall de la gare, Harder va se poster sur le quai où le train les attend, voie 3. Les photos suivantes montrent les déportés lourdement chargés monter l’escalier avec difficulté avant d’être dirigés vers la dernière voiture. Le photographe a veillé à ce que le nom de la gare soit bien visible sur l’un des clichés. La série s’arrête là. Harder ne semble pas se soucier de ce qu’il adviendra de ces passagers après le départ du train à 11h06.
Déporter : une « attraction » dans les petites villes allemandes
Le train les emmène à Weimar, où tous les Juifs de Thuringe sont brutalement enregistrés et soumis à une fouille intégrale. Tôt le matin du 10 mai 1942, les malheureux montent dans un train à destination de la Pologne occupée, via Leipzig, Chemnitz et Dresde. Le 12 mai 1942, le train arrive à Lublin, au cœur des ténèbres du meurtre de masse. Il semble que beaucoup de bagages aient été perdus en cours de route, et l’on ignore combien de personnes sont mortes à bord du train. Depuis Lublin, les Juifs doivent continuer à pied jusqu’au ghetto de Belzyce, situé à plus de vingt kilomètres. Beaucoup meurent dans ce ghetto, ou au cours de son évacuation brutale en octobre 1942, ou encore dans les chambres à gaz du camp de concentration de Majdanek, près de Lublin.
Selon Klaus Hesse, historien allemand de la photographie, les déportations de Juifs, de Sinti et de Roms « sont une attraction » dans les petites villes allemandes. Partout où les nazis et leurs auxiliaires organisent une rafle, les voisins viennent assister à la scène. Les photos prises à Eisenach (comme ailleurs en Allemagne) en sont la preuve manifeste. Contrairement à ce qui est souvent affirmé depuis la fin de la guerre et colporté jusqu’à aujourd’hui, les déportations se sont déroulées souvent au grand jour, au su et au vu de tous – et pas au milieu de la nuit, en catimini.
Pourtant, ces photographies d’Eisenach ne correspondent pas tout à fait à ce qui est attendu. Si on les compare aux clichés (ou aux films) des départs de convois de Drancy ou de Westerbork, ou à ceux de l’arrivée à Auschwitz-Birkenau des trains en provenance de Hongrie, il est surprenant d’y voir aussi peu de brutalité. Même si la violence structurelle sous-tend bien entendu la scène, la violence physique en est absente.
Ce que nous voyons ne correspond pas à ce que nous savons des faits. Pas de SS en train de frapper les personnes raflées. Pas de chiens qui aboient. Pas même de trains de marchandise. Pourquoi cela ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Une chose apparaît clairement, cependant. En s’abstenant de se montrer trop ouvertement brutaux, les nazis permettaient aux citoyens allemands « ordinaires » de détourner le regard et d’adhérer à la version officielle selon laquelle les déportations étaient de simples « évacuations vers l’Est ». Ce qu’elles n’étaient pas! Aucun des Juifs photographiés le 9 mai 1942 ne survivra.
Traduit de l’anglais par Emmanuel Roudaut