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Une rue de Lviv, Ukraine, 30 juin 1941, United States Holocaust Memorial Museum Archives, Leonard Lauder coll., ID 2001-146/62118

La photographie a été prise dans une rue de Lviv, en Ukraine occidentale, probablement le 30 juin 1941. La ville vient alors d’être prise par les Allemands dans le cadre de l’opération Barbarossa, après deux ans d’occupation soviétique.

Au centre de la photo, on voit un homme à terre, tenu par les épaules. Autour de lui, on peut distinguer au moins trois acteurs : la foule, omniprésente en bas et en haut ; un soldat allemand qui longe la rue, et un groupe d’hommes plus actifs autour du personnage central, la victime. 

Une impulsion allemande

Le soldat allemand joue un rôle secondaire. Il se promène, sans apparemment prêter attention à la scène qui se joue. Pourtant, tous les témoignages s’accordent à souligner le rôle déterminant des Allemands. Leur présence passive signifie pour les habitants une approbation des violences commises. 

Ce que l’on ne voit pas ici surtout, c’est l’endroit où mène cette rue : une des prisons de la ville où les Allemands ont tout juste découvert, à leur arrivée, des fosses remplies de milliers de prisonniers, majoritairement ukrainiens, liquidés par la police politique soviétique partie précipitamment. La situation est rapidement exploitée par les nouveaux occupants qui ouvrent grandes les portes des prisons, filment et diffusent la nouvelle de cette macabre découverte. En quelques heures, la propagande et les habitants désignent la population juive de la ville comme des soutiens des Soviétiques et les responsables du massacre. L’amalgame antisémite du « judéo-bolchevisme », qui fait des Juifs les principaux bénéficiaires et soutiens du régime soviétique, est particulièrement vif dans les régions annexées suite au pacte germano-soviétique de 1939 et exploité par les nouveaux occupants. La soviétisation à marche forcée de l’économie, les déportations et enfin les exécutions de masse au moment du départ ont achevé de retourner une large part de la population. On organise vite de véritables corridors dans la ville, comme celui photographié ici, pour contraindre les Juifs de Lviv à déterrer les corps des fosses tout en subissant les assauts de la foule. 

La milice et les nationalistes ukrainiens

Au cœur du groupe des pogromistes, on distingue un individu porteur d’un brassard blanc. C’est le signe distinctif des membres de la milice ukrainienne qui sont, pour l’essentiel, des membres de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, l’OUN, en particulier de sa faction la plus radicale, dirigée par Stepan Bandera, l’OUN(B). Ils ont fait le pari de la collaboration avec les Allemands dès 1939, et tentent en juin-juillet 1941 de rallier la population à leur agenda antisoviétique et antisémite en vue de rétablir un État ukrainien indépendant. Le pogrom est ainsi l’occasion pour eux de recruter et de s’affirmer comme un acteur incontournable en Ukraine, en dépit du fait qu’ils ne soient guère plus de deux cents en ville.

Ancrer le nationalisme ukrainien à Lviv ne va pourtant pas sans difficulté. Dans les campagnes de la région alentour, la Galicie, les Ukrainiens représentent près de 40% de la population, contrairement à Lviv où ils ne forment pas plus de 16% des habitants. La ville est pour moitié composée de Polonais et au tiers de Juifs. L’entrée des nationalistes ukrainiens et de la milice aux côtés des Allemands le 30 juin 1941 leur permet toutefois de tenter un tour de force politique : proclamer le « rétablissement de l’État ukrainien », collaborateur mais formellement indépendant sur le modèle de la Slovaquie ou de la Croatie. Sont promus à la tête du Gouvernement national ukrainien Yaroslav Stetsko et d’autres militants proches de l’OUN(B) ou d’autres partis nationalistes. Le pogrom est donc l’occasion pour ces activistes d’occuper les rues, de mettre en œuvre leur programme politique et de revendiquer l’indépendance de l’Ukraine. Cet objectif politique ne convient toutefois en aucune façon aux Allemands qui destinent l’Ukraine à devenir un territoire sous domination et administration allemande. Après quelques jours, le Gouvernement national ukrainien est dispersé et ses principaux responsables incarcérés, dont Stepan Bandera. Pour les dirigeants de l’OUN(B), le pari de la collaboration tourne à l’échec tandis que les miliciens s’enrôlent pour beaucoup dans les organes locaux de police et de collaboration.

La foule

On notera aussi que sur la photographie les autres hommes qui frappent la victime au centre de l’image ne semble pas porter de brassard ou de signe distinctif. C’est la particularité d’un pogrom comme celui de Lviv en 1941 : quiconque peut y participer. L’absence d’arme, le caractère chaotique de la scène laisse toute latitude aux passants de se transformer en pogromiste. Sur d’autres clichés, des enfants ou des femmes participent activement aux violences antisémites. 

Une rue de Lviv (Ukraine), 30 juin 1941, United States Holocaust Memorial Museum Archives, Leonard Lauder coll., ID 2001-146/62119.

La foule est donc un acteur essentiel : par sa présence, elle encourage la violence, et, à l’occasion, garnit les rangs des persécuteurs.

Tel est le cas aussi du photographe, anonyme, qui, après avoir photographié la scène de son balcon est descendu dans la rue pour continuer à prendre des clichés. Sur un cliché pris ultérieurement, la foule pogromiste le salue avec bienveillance, tandis qu’un enfant s’apprête à frapper la victime avec un balai. L’acte photographique, loin d’être neutre, encourage aussi les violences.

Partout en ville, des groupes de Juifs sont frappés, d’autres sont contraints de nettoyer les trottoirs sous les coups et les insultes des passants. Des femmes sont dénudées et agressées sous l’œil voyeur des photographes. La ville entière est le théâtre de violences antisémites, de viols et d’exécutions sommaires. 

Cette participation locale, en particulier dans les quartiers du centre-ville, laisse aussi entrevoir le fait que la population polonaise s’est aussi largement jointe aux violences. Des militants nationalistes ukrainiens dépassés par les événements, s’alarment même de ce que le pogrom serait devenu un « pogrom polonais », contrairement aux nombreux autres pogroms réalisés en Ukraine occidentale, où la milice ukrainienne parvient généralement à encadrer la foule.

La scène que l’on voit sur cette photographie est donc un pogrom incité par les Allemands, coordonné par la milice ukrainienne et réalisée avec le concours des habitants de Lviv.

Les prodromes de la Shoah

Mais cette démonstration spectaculaire de violence en pleine rue pendant plusieurs jours fait aussi écran à ce qui se déroule alors à l’abri des regards, entre les murs des prisons et en périphérie de la ville. Là, les Allemands, en particulier les Einsatzgruppen, auxquels ont été adjoints des supplétifs ukrainiens, ont entamé, dès le 2 juillet 1941, des exécutions massives de Juifs faisant au moins 3000 victimes au cours de l’un des premiers grands massacres de la Shoah. 

Officier et soldats allemands devant le corps de victimes juives à la prison Brygidki de Lviv, juillet 1941 (Dokumentationarchiv des österreichisten Widerstandes, Foto 50/2)

Cette photographie d’un Juif frappé au sol par la foule au cours du pogrom de Lviv illustre enfin une situation qui vient confirmer les Allemands dans ce qu’ils s’imaginaient des territoires de l’Est : un régime soviétique impitoyable ; une population locale traversée d’un profond ressentiment antisoviétique et antisémite ; et enfin des activistes susceptibles de participer, voire d’organiser la persécution et de contribuer au massacre à grande échelle des Juifs d’Europe.

Citer cet article

Thomas Chopard , « Le pogrom de Lviv, juin 1941 », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/10/23 , consulté le 04/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22201

Bibliographie

Marie Moutier-Bitan, Le pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie orientale, Paris, Passés/Composés, 2023.

John-Paul HimkaUkrainian Nationalists and the Holocaust. OUN and UPA’s Participation in the Destruction of Ukrainian Jewry, 1941-1944, Stuttgart, Ibidem Press, 2021. 

Kai Struve, Deutsche Herrschaft, ukrainischer Nationalismus, antijüdische Gewalt. Der Sommer 1941 in der Westukraine, Berlin, De Gruyter, 2015.

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