Site de Ponar, à quelques kilomètres de Vilnius, 1944. Près de 80 000 Juifs de la capitale lituanienne et de ses environs ont été assassinés là durant plus de deux années par les Allemands, épaulés par des nationalistes lituaniens.
Ce site fut l’un des premiers centres de mise à mort de la « solution finale », pourtant bien moins connu qu’Auschwitz, Treblinka, Belzec, Sobibor ou Chelmno. Il s’agit initialement d’un dépôt d’essence de l’Armée rouge. La construction d’une quinzaine de cuves d’essences est inachevée quand l’opération Barbarossa est déclenchée, ce qui entraine l’occupation des lieux par les Allemands. Situé dans une forêt, ce site se trouve à proximité d’une voie ferrée, d’une gare et d’un axe routier majeur ce qui permet d’acheminer aisément les victimes. Les cuves constituent autant de fosses, de douze à trente-deux mètres de diamètre, et profondes de cinq à huit mètres. Autant de caractéristiques qui en font un lieu idoine pour l’assassinat des Juifs de Vilnius. Les victimes sont acheminées en camion à l’intérieur du site qui est gardé par des nationalistes locaux et ceint de barbelés garnis de feuillages qui obstruent la vue de l’extérieur. Une fois débarquées, elles sont dirigées en direction des citernes où elles sont abattues par les tueurs lituaniens et allemands. Certaines citernes sont utilisées comme lieu de détention. Entre septembre et novembre 1941, près de 20 000 personnes sont ainsi assassinées. Puis le rayon d’action de Ponar s’accroît au-delà de Vilnius : sa desserte permet l’acheminement de populations d’autres ghettos, tant de Lituanie que du nord de la Pologne. Si Ponar est un centre de mise à mort rudimentaire, on y retrouve les mêmes opérations que sur les autres sites : tri des vêtements et autres biens, ainsi que crémation des corps, tâche réalisée de décembre 1942 au printemps 1944 par un groupe de détenus gardés en vie avant que l’opération soit achevée.
De Ponar durant son fonctionnement, il existe quelques photographies prises par des soldats allemands ainsi que quelques témoignages de rares rescapés. L’un d’eux, Sima Katz, rapporte : « Nous fûmes emprisonnés le mardi. À deux heures du matin, la cour de la prison fut soudainement envahie par la lumière. Nous fûmes chargés sur des camions, chacun contenant 50 à 60 personnes avec plusieurs Lituaniens armés de fusils. Nous partîmes pour Ponar. Nous avons atteint un endroit boisé. Puis nous nous sommes immobilisés et avons entendu des coups de feu en rafales. Les Lituaniens par groupes de dix nous encadraient. Soudain, il devint clair que nous allions à la mort [...]. Notre tour arriva vers 5 heures 30 [...]. Nous nous sommes mis en rang et avons marché, mes filles et moi [...]. Ma fille aînée a lâché ma main et a glissé. C’était fini » (cité par Henri Minczeles, voir la bibliographie).
Cette photographie illustre un problème central depuis 1945 dans la compréhension de la Shoah. Les camps de concentration sont pensés comme ayant servi à la « Solution finale » et sont identifiés comme l’un des outils ayant servi à la destruction des populations juives. Cette incompréhension se fonde sur un ensemble de représentations qui demeurent profondément ancrées et dont l’origine réside dans la découverte des camps par les armées alliées au printemps 1945. L’horreur du système concentrationnaire, ses rescapés dans un état famélique et les monceaux de cadavres jonchant les camps frappèrent l’entendement et furent abondamment filmés et photographiés. La diffusion de ces images, devenues iconiques de la violence nazie, furent rapidement associées au sort des Juifs en raison de la présence de Juifs parmi les victimes des camps de concentration. Il s’agit pourtant là d’un malentendu : ceux qui y furent trouvés, morts ou vivants, au printemps 1945, étaient évidemment des victimes de la Shoah. Mais il s’agissait de ceux qui, à Auschwitz, avait été temporairement épargné par la « sélection », échappant ainsi à la « Solution finale » : l’assassinat immédiat, mis en œuvre tant par l’entremise des groupes mobiles de tuerie ou dans les centres de mise à mort.
Et c’est justement face à cette réalité-là que vient se heurter l’image : elle doit donner à voir. Une image en soi ne dit rien, sans contexte ni explications. Les ruines des chambres à gaz et des crématoires à Birkenau ne sont guère évocateurs : elles furent peu filmées ou photographiées par les opérateurs soviétiques, au contraire des baraques et autres bâtiments du site, tout comme le furent les autres camps, avec leurs survivants décharnés ou leurs montagnes de cadavres, donnant des images immédiatement intelligibles pour tout un chacun.
Pour ceux découvrant les lieux où la « Solution finale » fut mise en œuvre, l’incompréhension domine alors, l’ampleur du massacre et la méthode utilisée ne laissant aucune trace « visible ». Ni bâtiments ou structures, charniers, monceaux de cadavres. Soit l’exact opposé de l’horreur concentrationnaire découverte par la suite. Les découvertes successives des sites de Treblinka, Sobibor, Belzec ou encore Chelmno n’ont donné lieu à aucun filmage, ni campagne massive de photographie. À peine quelques clichés sont-ils pris à Treblinka, là où Vassili Grossman, à la suite de la découverte du lieu à l’été 1944, écrit un vertigineux texte sur la Shoah, L’enfer de Treblinka, dans lequel on peut notamment lire : « Ce terrain vague entouré de barbelés a englouti plus de vies humaines que tous les océans et les mers du globe depuis que le genre humain existe. La terre régurgite des os broyés, des dents, des objets, des papiers, elle ne veut pas garder ses secrets. Les objets, en effet, s'extirpent de la terre éventrée, de ses plaies vives. Les voilà, à moitié pourris, les chemises des tués, leurs pantalons, chaussures, porte-cigares vert-de-grisés, rouages d’horlogerie, canifs, blaireaux, bougeoirs, souliers d’enfants aux pompons rouges, serviettes brodées à l’ukrainienne, dentelles, ciseaux, dés à coudre, corsets, bandages. La terre crache par ses fissures des montagnes de vaisselle : poêles, timbales d’aluminium, tasses, casseroles grandes et petites, pots, bidons, huiliers, gobelets en plastique pour enfants... » (p. 902, voir la bibliographie). Les lieux de la Shoah ne sont évidemment ni vides, ni exempts de traces – deux lieux communs pourtant régulièrement ânonnés. Les débris, fragments et autres ruines les constellent. Encore faut-il être en mesure de saisir et comprendre ce qui est donné à voir, à l’opposé de photographies montrant une horreur incarnée.