Les politiques répressives nazies ont rapidement été matérialisées par les camps, qui en sont devenus à la fois la principale incarnation et le symbole. L’expression de « camps nazis » s’est généralisée rapidement à la fin de la Seconde Guerre, avec la découverte des camps de concentration, dont les images se sont rapidement diffusées, et le retour des déportés. Comme d’autres termes apparus au même moment (« camps de la mort », « camps d’extermination », « déportés », etc.), elle désigne de manière indistincte et impropre une réalité plus complexe. Ainsi, parmi les rescapés des « camps nazis » sont évoqués en 1945 pêle-mêle aussi bien ceux et celles revenant des camps de concentration (Konzentrationslager, KL ou KZ) que les prisonniers de guerre revenant des camps de prisonniers de guerre (stalags et oflags).
Une myriade de « camps »
Si ces différents termes se sont imposés et demeurent en usage, ils reflètent les confusions et incompréhensions, dont certaines prévalent encore, concernant les politiques nazies et in fine renvoient davantage aux représentations que l’on s’en fait qu’à une réalité précise. Car derrière ce terme générique de « camps nazis » se trouvent agrégés différents processus et différents systèmes créés par le régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale, incarnés par les « camps », parfois même de manière impropre.
Outre les KL, il existe, avant et surtout durant la guerre, une multitude de types de camps, gérés par différentes administrations et organisations nazies, répondant à des objectifs variés : Arbeitserziehungslager (AEL, camps d’éducation par le travail), camps pénaux de travail forcé (Arbeitslager), camps de travaux forcés pour Juifs (Zwangsarbeitslager für Juden, ZAL), camps de travail de l’organisation Todt, du Reichsarbeitsdienst (RAD, Service du travail du Reich) ou encore camps de transit utilisés dans le cadre de la « solution finale », comme Drancy, Malines (Belgique) ou Zilina (Slovaquie). Certains sont répartis à travers toute l’Europe allemande, d’autres propres à des territoires circonscrits, tels les camps de travaux forcés pour Juifs de l’organisation SS Schmelt en Basse-Silésie et dans les Sudètes – dont quelques-uns seront rattachés au système concentrationnaire en 1943-1944 et deviendront des camps-satellites de Gross-Rosen ou Auschwitz. Ces camps essaiment au gré des conquêtes, en premier lieu à l’est de l’Europe, en Pologne et dans les territoires soviétiques, là où une politique de colonisation se met en place. Souvent ces camps ont pour objectif de servir aux travaux de construction.
Les camps de concentration
Dès les premiers jours d’existence du régime nazi, des centaines de camps de concentration sont créés, le plus souvent sous l’égide des SA (Sturmabteilung, milice du parti nazi). En quelques mois une centaine de milliers d’opposants politiques (militants de gauche et syndicalistes en premier lieu) y sont détenus, pour des durées assez brèves durant lesquelles ils subissent un déferlement de violences avant d’être libérés. Si les KL ne sont pas une invention du régime, ils acquièrent cependant rapidement des caractéristiques propres et s’imposent comme un symbole de la répression nazie.
Rapidement les témoignages sur les camps circulent, en Allemagne comme à l’étranger, tel celui du social-démocrate Gerhart Seger, publié au début de l’année 1934 (Oranienburg : Erster authentischer Bericht eines aus dem Konzentrationslager Geflüchteten. Mit einem Geleitwort von Heinrich Mann). Dans le même temps des reportages sont publiés par la presse, parfois avec l’aval du régime nazi. Mais les camps n’occupent pourtant qu’une place réduite dans l’arsenal répressif dont dispose l’État, aux côtés des prisons et pénitenciers auxquels ils ne se substituent pas. À partir de 1934, avec la mise au pas de l’opposition, le nombre de détenus des camps devient limité (2 400 en octobre 1934, 7 746 fin 1937). Les KL connaissent alors une transformation : leur nombre diminue drastiquement, se réduisant à une poignée, gérés par le ministère de l’Intérieur ou la SS. C’est cette dernière qui s’impose finalement comme seule autorité à la tête des camps, autour du modèle mis en place à Dachau par Theodor Eicke dès 1933. C’est sous sa houlette que se développe un véritable système concentrationnaire nazi, qui connaît son acmé en 1944 – on compte alors plus de 700 000 prisonniers dans les camps, alors que, en 1941, ils ne sont que 115 000. Durant cette décennie, les KL ne cessent de se multiplier : au total vingt-sept camps sont créés, dont certains ne fonctionnent que quelques années (Lichtenburg ou Sachsenburg). Visant initialement les opposants politiques, ils s’élargissent peu à peu à d’autres catégories (criminels, « asociaux », homosexuels, etc.) à mesure que se construit l’édifice nazi, qui entend modeler la société allemande. Puis, avec le déclenchement de la guerre, le rôle des KL se dédouble : d’abord instruments de « rééducation » tourné vers la population allemande, ils deviennent aussi un moyen pour terroriser les populations occupées, jouant un rôle croissant au fil des ans, pour culminer en 1944-1945. À cette date c’est un tentaculaire ensemble concentrationnaire qui couvre le cœur de l’Europe, avec des centaines de sous-camps essaimés à partir de la quinzaine de camps de concentration principaux. On estime qu’au total 1,7 million de personnes ont été détenues dans le système concentrationnaire nazi, dont un tiers y a trouvé la mort.
Les centres de mise à mort
C’est aussi avec la fin de la guerre que s’est imposée l’idée que les « camps nazis » avaient été l’instrument de la « solution finale », en raison de deux incompréhensions. La première, avec la découverte de rescapés juifs dans les KL, liant ainsi ces camps au processus de destruction. La seconde, en raison de la dénomination de « camps d’extermination » attribuée aux sites où fut réalisée la « solution finale ». Ces lieux, dévolus au seul assassinat et dénués de toutes autres structures que celles liées au processus homicide, sont en fait, comme les a qualifiés Raul Hilberg, des centres de mise à mort – des lieux dénués de toute logique de détention qui en ferait des camps. Treblinka (900 000 victimes), Belzec (450 000), Sobibor (180 000) sont parmi les plus connus et les plus meurtriers parmi la douzaine de centres de mise à mort créés dans le cadre de la « solution finale ». Ils avaient été précédés par d’autres centres de mise à mort, ceux dévolus à l’assassinat de certaines catégories de malades dans le cadre de l’opération T4, déclenchée par le IIIe Reich fin 1939 et qui fit au moins 75 000 victimes en Allemagne.
C’est, entre autres, à cause d’Auschwitz que cette double confusion est apparue. En raison d’une part de la présence sur un même lieu de deux structures distinctes, KL et centre de mise à mort, et de la confusion topographique laissant croire à un ensemble unique qui serait un « camp » à Birkenau. Et d’autre part à cause de la « sélection » mise en place par les SS, épargnant un faible nombre parmi les Juifs destinés à l’assassinat et les envoyant vers le KL d’Auschwitz-Birkenau, où ils étaient destinés à servir comme main-d’œuvre. Avec les transferts entamés à l’été 1944, puis l’évacuation finale en janvier 1945, plusieurs dizaines de milliers de détenus juifs ont été dispersés dans le système concentrationnaire, où ils furent découverts par les Alliés au printemps 1945 : dès lors s’est ancrée l’idée que les KL servirent à la réalisation de la « solution finale », alors que ces rescapés étaient au contraire ceux qui ont pu échapper à l’assassinat immédiat dans les centres de mise à mort.