L’Europe centrale et orientale est depuis le début du xixe siècle le théâtre d’émeutes urbaines antisémites rassemblées sous le terme de « pogrom », mot russe renvoyant à une explosion de violence. Deux grandes vagues de pogroms balayent les territoires des actuelles Ukraine et Moldavie à la suite de l’assassinat du tsar en 1881 et autour de la révolution de 1905, progressant jusqu’aux confins de la Pologne, de la Russie et de la Biélorussie, à travers toute la zone de résidence assignée aux cinq millions de Juifs de l’Empire russe. Les pogroms ont alors toujours partie liée avec des moments de crise politique. Tolérés voire encouragés par les autorités, mais jamais décrétés, encadrant agressivement une coexistence sous domination au sein d’un empire multiethnique, ils constituent une forme de violence populaire spontanée mais aussi ritualisée car dotée de cibles convenues : les vitrines des magasins, les artères commerciales, les quartiers où se concentrent les minorités juives.
Quand le pogrom devient une violence militaire (1914-1922)
Les pogroms connaissent une métamorphose radicale à partir de 1914. Ils ne sont alors plus le fait de foules mais de l’armée qui ratisse les habitations juives. Lors de leur retraite en 1915, dans le cadre de grandes opérations de déplacement forcé des minorités accusées de trahison et d’espionnage, les soldats russes multiplient ainsi les violences, avec l’assentiment de leurs officiers, contre les populations civiles juives. Portée par des armées en campagne, la violence antisémite gagne en intensité et en ampleur, balayant des régions entières. Au cœur de ces pogroms, marqués par des viols et des meurtres, demeure le pillage, pratique héritée des violences d’avant 1914.
Avec les événements de 1917, l’antisémitisme prend une coloration politique inédite. Alors que depuis 1914 ils sont soupçonnés de traîtrise et accusés de menacer les intérêts de l’Empire en sabotant son armée, les Juifs subissent désormais l’accusation, plus mortifère encore, du judéo-bolchevisme. Ce nouvel antisémitisme nourrit un millier de pogroms, essentiellement en Ukraine et dans le sud de la Biélorussie, qui touchent la moitié de la population juive, font 120 000 morts, autant de victimes de viol et un demi-million de réfugiés. Perpétrée par toutes les armées en présence, cette persécution est néanmoins d’abord le fait des troupes antibolcheviques blanches, nationalistes ukrainiennes et polonaises, et de leurs soutiens.
Dès lors, des paysans retournent le pogrom militarisé contre leurs voisins. Il ne s’agit plus de maîtriser l’équilibre des nationalités, mais bien d’extirper le bolchevisme des campagnes, voire de pratiquer un nettoyage ethnique en terrorisant la population juive. Cette violence se traduit par des départs forcés mais conduit aussi, dans une dizaine de cas, à l’extermination de communautés entières. La victoire du pouvoir soviétique met fin à ce cycle de violences. Porté principalement par ses ennemis et combattu dans ses propres rangs car jugé contre-révolutionnaire, l’antisémitisme est renvoyé au passé et donc considéré comme incompatible avec le nouvel ordre socialiste.
L’instrumentalisation étatique des pogroms (1933-1941)
L’internationalisation de la peur de la révolution et du mythe judéo-bolchevique marque une première européanisation du phénomène. Au sortir de la Grande Guerre, l’affirmation de nouvelles autorités sur des territoires devenus indépendants est marquée par la violence antisémite. C’est le cas en Pologne, en Roumanie ou en Hongrie, pays abritant d’importantes minorités juives. De la même façon, la montée de l’antisémitisme et de pouvoirs autoritaires en Europe centrale et orientale s’accompagne de pogroms populaires épars pendant l’entre-deux-guerres.
Le parti nazi tenta d’importer et d’instrumentaliser cette pratique. En 1938, dans la nuit du 9 au 10 novembre, une campagne nationale aboutit à une série de violences et d’incendies que les nazis appellent la « Nuit de cristal ». L’événement est immédiatement qualifié de pogrom en raison de sa dimension démonstrative et de l’acharnement sur les vitrines. Cependant, initiée par le haut, la « Nuit de cristal » se distingue nettement des violences apparues en Russie qui restent, malgré leur récurrence, des initiatives émanant de la foule ou de la troupe.
Les autorités nazies instrumentalisent de nouveau les pogroms lors de l’invasion de l’Union soviétique en juin 1941. Le spectacle macabre – exploité par la propagande – des fosses dans lesquelles ont été entassés les corps de personnes exécutées par la police politique soviétique, ainsi que la réactivation de l’accusation de judéo-bolchevisme dans des territoires annexés en 1939 et marqués par une soviétisation brutale, suscitent des pogroms qui font plusieurs dizaines de morts dans les rues de Lviv, de Kaunas ou de Riga investies par des groupes nationalistes locaux. Le chaos provoqué par ces violences populaires et le faible nombre de victimes, eu égard aux plans nazis, conduit la SS à renoncer à ces initiatives et à prendre en charge elle-même la politique antisémite et l’extermination des Juifs soviétiques.
Plus éloignés des tentatives d’instrumentalisation nazies, des pogroms dans les campagnes prennent une tournure génocidaire en 1941, dans ces mêmes régions passées de l’occupation soviétique à l’occupation nazie. Le 10 juillet, les habitants du bourg de Jedwabne, en Pologne, massacrent en une journée leurs 1 600 voisins juifs ; des cas similaires se produisent dans le même temps dans la région de Bialystok, de même qu’en Ukraine occidentale et ou en Moldavie.
Contrairement à l’Allemagne nazie, la Roumanie du maréchal Antonescu parvient à associer pogroms et extermination systématique des Juifs en 1941. La Garde de fer lance au début de l’année 1941 un grand pogrom à Bucarest après six mois de massacres de moindre ampleur. Au moment de l’entrée en guerre face à l’URSS, des pogroms commis par l’armée régulière, la gendarmerie et les populations locales se multiplient sur toute la ligne de front. À Jassy, du 28 juin au 6 juillet 1941, le pogrom fait 13 000 victimes, suivis par d’autres en Bessarabie et en Bucovine. Ces violences sont combinées à des entreprises de déportations des populations juives vers l’Est.
Survivances d’après-guerre
À leur retour après la défaite de l’Allemagne nazie, les survivants de la Shoah sont confrontés à une nouvelle vague d’antisémitisme, témoignant des tensions nées de la guerre. À la suite d’accusations de lâcheté pendant les combats, une centaine de Juifs de Kiev – revenus d’évacuation ou démobilisés – sont battus lors d’un pogrom initié par des soldats de l’Armée rouge. Étouffées en URSS par le rétablissement du pouvoir soviétique, ces violences antisémites ne sont pas entravées pareillement en Pologne où une partie de la population entend parachever la résolution du « problème juif », tandis que de nombreux rescapés ou évacués tentent de revenir chez eux. Le pogrom de Kielce, le 4 juillet 1946, accélère largement le départ des survivants et des Juifs revenus en Pologne, faisant 42 victimes et constituant l’acmé de deux années de violence dans les villes, les campagnes et le long des voies de communication. Seuls 45 000 Juifs vivent encore en Pologne en 1950 ; les autres ont préféré gagner les camps de personnes déplacées situés à l’Ouest.
Les pogroms sont ainsi la manifestation de l’ensemble des tensions antisémites qui ont marqué l’Europe au XXe siècle : la fragilité des sociétés en guerre, la crainte du bolchevisme, les politiques nazies d’extermination et de refonte des populations. Ils en sont venus à symboliser la rupture consommée entre les populations juives et leurs anciens voisins après des siècles de cohabitation mouvementée.