L’émergence progressive d’un modèle conscriptionnel en Europe
L’histoire de la conscription est intimement liée à la formation, dès l’époque moderne, d’armées permanentes et au contrôle croissant par les États de la force armée. En Suède dès 1682, en France en 1688 et en Prusse dès 1701 avec la création d’une milice royale, sont inventés les moyens de répartir l’effort militaire sur les communautés territoriales et ce processus participe du renforcement du pouvoir royal. En France, la création de la milice correspond à un besoin d’accroissement des effectifs militaires, mais elle s’accompagne aussi d’un contrôle étatique plus étroit sur ces hommes, comme sur l’ensemble de la population masculine. La dissémination du système hors des frontières est favorisée par la circulation physique des élites. Ainsi, l’immigration de protestants venus de France après la révocation de l’édit de Nantes contribue à son adaptation en Prusse. En 1733, le Kantonsystem (système cantonal) découpe une partie du territoire prussien en cantons, liés à un régiment. Ici comme en France, ce mode de recrutement cohabite avec le volontariat, et le mécontentement qu’elle suscite n’entrave pas son adoption dans d’autres États européens, l’empire d’Autriche en 1781 par exemple.
La Révolution française et ses répercussions dans toute l’Europe constituent un tournant dans l’histoire des Européens vis-à-vis de la conscription. En France, elle est d’abord supprimée en 1790 en raison de son impopularité, avant que l’appel aux volontaires puis les levées en masse successives ne viennent préfigurer son introduction lorsque la guerre envahit à nouveau l’espace européen. Adoptée en septembre 1798 par la loi Jourdan-Delbrel, la conscription approfondit le lien de réciprocité entre la condition de citoyen et celle de soldat, entre l’individu et l’État. Cette institutionnalisation de la politique militaire de l’État national conduit à la mobilisation de deux millions de Français entre mars 1804 et avril 1815 – sans compter les jeunes hommes nés dans les départements annexés à qui la conscription est imposée (Belges, Rhénans, Hollandais, Allemands des départements hanséatiques, Toscans, Génois, Romains, etc.) –, et à la mort de plus de 900 000 d’entre eux sur les champs de bataille pendant la même période. Une étape supplémentaire est franchie quand la Prusse, vaincue par la France en 1806, adopte, non sans de fortes réticences dans les milieux conservateurs, la conscription entrée en vigueur en septembre 1814, afin de se mettre au niveau de son ennemi. Loin d’être universelle, l’obligation militaire en Prusse comme en France, où elle est abolie en 1814, puis rétablie dès mars 1818, ne pèse alors que sur une petite partie du contingent appelée par tirage au sort, sans avoir pu bénéficier de l’exemption ou du remplacement (pratique qui consiste à payer un remplaçant pour éviter la conscription). Ainsi dans ces deux pays au début du xixe siècle, 9 jeunes hommes sur 10 échappent de fait au service militaire.
Armées professionnelles et armées nationales : transferts et échanges
Au cours du xixe siècle, la conscription se diffuse en Europe continentale, notamment dans les jeunes nations comme le royaume d’Italie en 1861-1862, où elle se généralise à toute la péninsule en 1875, ou dans le nouvel empire allemand en 1871. Elle s’universalise, devenant un rouage du dispositif de formation à la citoyenneté et d’éducation patriotique, et se trouvant relayée par un réseau d’associations de jeunesse qui préparent au service militaire. La mise en œuvre de ces techniques de mobilisation collective autorise la formation des armées de masse qui s’affronteront pendant la Première Guerre mondiale.
Simultanément, le Royaume-Uni dispose d’un autre système qui rejette la conscription et fait reposer la défense sur l’appel aux volontaires et sur une milice territoriale. Au début du xixe siècle, les Britanniques sont fortement attachés au volontariat pour des raisons idéologiques et historiques. Le souvenir des guerres du xviie siècle et de l’expérience républicaine a contribué au discrédit des armées permanentes. La formation du régime constitutionnel anglais et l’attachement à l’idéologie libérale enrichie par les Lumières expliquent le refus de la contrainte étatique et l’enracinement d’un modèle permis par l’insularité, qui fonde l’indépendance nationale sur une flotte puissante et une petite armée professionnelle, garantes de la sécurité en métropole et dans l’Empire. Au début du xxe siècle, la seconde guerre des Boers (1899-1902) souligne toutefois les faiblesses d’une armée professionnelle aux dimensions réduites. La conscience d’une vulnérabilité nouvelle conduit à la création en 1902 de la National Service League destinée à promouvoir la conscription. C’est la Grande Guerre et les immenses pertes subies en France et dans les Balkans par l’armée de volontaires britanniques (2 400 000 hommes ont rejoint l’armée de leur plein gré) qui contraignent le gouvernement Asquith à l’adoption de la conscription en janvier 1916, assortie de la création, toute libérale, de l’objection de conscience. Il y a donc évolution conjointe des modèles qui, dans le cas britannique (puis américain à partir de juin 1917), s’adaptent provisoirement à un contexte exceptionnel, avant de retrouver leur forme initiale. Abolie en 1920 au Royaume-Uni, la conscription est rétablie le 26 avril 1939 face aux menaces de guerre et étendue aux femmes célibataires de 19 à 30 ans en 1942, sans impliquer toutefois leur intégration aux unités combattantes.
Effacement et revitalisation de la conscription des années 1960 à aujourd’hui
Après la Seconde Guerre mondiale et les conflits liés à la décolonisation, la conscription commence à se transformer, non sans subir l’influence du modèle anglo-saxon. L’objection de conscience est adoptée en France en 1963. Mais le modèle se fissure alors par étapes. L’apparition de l’arme nucléaire dans l’arsenal des grandes puissances qui dominent les relations internationales après 1945 a beaucoup joué dans l’abandon (ou la suspension en France en 1997) de la conscription en rendant caduque toute confrontation terrestre de vaste ampleur. Au xxie siècle, elle tend à se raréfier sur le continent européen. Seules la Norvège, la Suède, la Suisse, la Finlande, l’Autriche et la Grèce y ont encore recours ou y sont récemment revenues. L’émergence de nouveaux dangers, comme la menace terroriste en France ou le sentiment de vulnérabilité accrue vis-à-vis de voisins perçus comme indésirables, marque une récente inflexion dans ce processus de détachement. Ainsi, la Suède, voisine de la Russie, a-t-elle rétabli la conscription en mars 2017. Par ailleurs, dans plusieurs pays, comme en France ou en Allemagne, l’idée de recourir à nouveau à la conscription et éventuellement de rétablir un service militaire ou national étendu aux femmes fait son chemin. En Allemagne où la conscription a été suspendue en 2011, le débat actuel sur sa possible réintroduction témoigne de la séduction qu’elle opère toujours sur l’opinion publique allemande, notamment au sein de la droite du parti conservateur (la CDU). La nostalgie pour un service militaire censé contribuer au rapprochement entre les classes sociales, et la déploration vis-à-vis de l’effondrement du sentiment national, paraissent alimenter ce retour de flamme, non sans souligner le poids dans les imaginaires collectifs, en France notamment, d’une mémoire largement mythifiée de l’ancien service national.