L’appel aux empires
Entre 1914 et 1918, près de 134 000 soldats colonisés d’Afrique subsaharienne (AOF et AEF) et 158 000 colonisés d’Algérie rejoignent le front européen. Si l’empire britannique fournit près de 3 millions de soldats aux forces armées anglaises, tous ne servent pas en Europe. Des soldats originaires d’Afrique du Sud, les Cape Coloured, prennent part à des combats non seulement en Afrique de l’Est et en Palestine, mais aussi en France, quand 90 000 sepoys, ces fantassins de l’armée indienne, combattent dans le nord de la France et en Belgique. L’Italie fait quant à elle appel à des soldats de Libye, mais en vain : ils sont décimés par la maladie.
Le recours à ces soldats s’intensifie dès 1939 : la Grande Bretagne comme la France mesurent l’atout que constituent leurs empires face à une Allemagne privée, par la paix de Versailles, de possessions outre-mer. Les Britanniques recrutent 1,6 millions d’Indiens et environ 500 000 Africains, déployés très marginalement en Europe, à l’exception des fantassins indiens qui combattent en Italie. Côté français, en mars 1940, quelque 340 000 colonisés sont affectés aux armées, dont 70 000 soldats d’Afrique du Nord, et 40 000 à 65 000 soldats d’Afrique subsaharienne combattent lors de la campagne de 1940. Après l’armistice, l’AEF et le Cameroun, ralliant la France libre, entrent à nouveau dans la guerre. Dès septembre 1940, 4 000 colonisés ont rejoint les rangs des Forces Françaises Libres (FFL) et, en décembre 1942, la Côte française des Somalis fournit 1 500 soldats africains. Après le débarquement allié en Afrique du Nord, en novembre 1942, la France libre lance une mobilisation de grande ampleur : 134 000 Algériens, 26 000 Tunisiens et 73 000 Marocains sont sous les drapeaux, tandis que l’AOF et l’AEF fournissent environ 80 000 hommes. Ils combattent lors des campagnes de Tunisie (1943) et d’Italie (1943-1944), puis en France et en Allemagne (1944-1945).
Recrutements
L’utilisation, dans des guerres européennes, de soldats colonisés, fait l’objet d’âpres discussions. Les thèses de Charles Mangin, favorable dans son ouvrage éponyme de 1910 à la constitution d’une « force noire », suscitent un débat parlementaire et de très nombreux articles de presse. Elles poussent toutefois à l’instauration d’un premier régime de conscription en AOF en 1919 pour les colonisés. Les modalités d’appel sous les drapeaux dépendent du statut juridique du territoire colonisé : dans les trois départements algériens, la conscription des sujets français est instaurée dès 1912. En revanche, dans les protectorats tunisien et marocain, seul l’engagement volontaire est officiellement possible. En Afrique sous domination britannique, le recrutement est théoriquement fondé sur le volontariat, mais dans les faits, l’administration impose des quotas aux chefs traditionnels. Dans les deux empires, la frontière entre volontariat et coercition est souvent ténue, d’autant que dans bien des cas, c’est moins un idéal patriotique qui sous-tend l’engagement, que la nécessité de toucher une solde, bienvenue dans des sociétés coloniales fragilisées économiquement par la guerre.
L’évolution du recrutement témoigne d’une plasticité de la doctrine dite des « races martiales ». Cette construction théorique impériale est d’abord le fait des Britanniques, qui privilégient, en Inde, l’enrôlement des Gurkhas et des Rajputs, en Afrique le peuple haoussa. Les officiers français célèbrent quant à eux les aptitudes martiales des soldats d’Afrique subsaharienne au détriment des Indochinois et Malgaches. Toutefois, alors que l’efficacité au feu des fantassins originaires d’Afrique subsaharienne est mise en avant jusqu’à la Grande Guerre, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer leur incapacité à combattre dans une guerre moderne. En 1944, alors que se profile une guerre d’hiver, les fantassins africains sont retirés du front de la Première armée française dès septembre. Il est vrai que le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) œuvre, pour des raisons politiques, à l’intégration d’un maximum de volontaires métropolitains dans l’armée qui doit représenter la France libérée puis victorieuse. Il faut aussi garder des hommes pour se battre en en Extrême-Orient aux côtés des Alliés. Enfin, s’est imposée l’idée que certains peuples du Maghreb sont susceptibles de les remplacer : en 1942-1944, les recruteurs de l’armée française au Maroc se concentrent dans les régions majoritairement berbères. Les soldats colonisés qui franchissent en Rhin en 1945 sont donc très majoritairement issus d’Algérie, du Maroc et de la Tunisie.
Servir
Les soldats colonisés des armées impériales sont placés dans une situation subalterne. Rares sont ceux qui deviennent officiers, quand d’ailleurs ils le peuvent : avant 1939, les Africains ne peuvent dépasser le grade d’adjudant dans l’armée britannique, et des non-Européens ne sont pas autorisés à commander des soldats blancs. Pour les autorités coloniales, ces troupes ne peuvent être efficaces au feu que si elles sont encadrées par des officiers européens si possible spécialisés, à l’image des officiers des affaires militaires musulmanes dans le cas français. Ces inégalités s’expliquent par le maintien de préjugés racistes. Ces derniers justifient une gestion paternaliste des colonisés, vus tantôt comme des sauvages, tantôt comme de grands enfants dont il faut contrôler le moral et satisfaire les besoins matériels et spirituels. Mais les soldes, autant que les rations alimentaires, témoignent du maintien des discriminations, malgré les discours persistants sur la fraternité d’armes.
Déracinés dans des environnements européens inconnus, ces hommes sont confrontés aux combats intenses d’une guerre d’attrition, parfois dans des conditions climatiques extrêmes. Ils subissent des pertes de grande ampleur, à l’image des tirailleurs sénégalais engagés au Chemin des Dames en avril 1917 : les hommes souffrent, en plus du feu ennemi, de la neige et du froid qui provoquent maladies pulmonaires et gelures des membres inférieurs. Près de la moitié des effectifs engagés sont tués, blessés, ou disparus lors de l’offensive Nivelle. L’usure, y compris psychologique, est d’autant plus grande que ces soldats bénéficient très rarement de permissions dans leurs foyers. À l’arrière, ils sont écartés de l’espace public métropolitain, souvent cantonnés dans des camps en périphérie des agglomérations : les autorités militaires et civiles tentent, sans succès, d’empêcher les contacts, notamment sexuels, entre soldats colonisés et métropolitaines.
Dissensions et rébellions
En 1914 comme en 1939, les élites coloniales des empires britannique et français font preuve de loyauté et appellent les hommes à combattre pour la métropole, dans l’espoir que l’impôt du sang soit récompensé par plus d’égalité. Ainsi, de nombreux Antillais revendiquent avant la Grande Guerre la conscription pour les « vieilles colonies », symbole de leur pleine citoyenneté, acquise dès 1848. Les inégalités persistantes ont raison de ces espoirs, et pendant la Seconde Guerre mondiale, les figures du nationalisme posent des conditions à leur adhésion à la guerre contre Hitler. En Inde, les représentants du parti du Congrès se déclarent prêts à soutenir la cause britannique, mais en échange de la perspective d’une indépendance. Après novembre 1942, Ferhat Abbas négocie l’effort de guerre des Algériens contre davantage de droits. Partout cependant existent des résistances au recrutement. Les hommes fuient en brousse comme au Libéria, en Gambie ou en Guinée portugaise, et parfois des régions entières s’embrasent : l’Aurès en 1916, ou encore, en 1916-1917, la Haute-Volta ou le Dahomey. Ces mutineries au sein des troupes coloniales restent peu fréquentes avant la fin de la Seconde Guerre mondiale et ne signent pas nécessairement l’existence d’un projet nationaliste structuré chez les rebelles Ces refus collectifs d’obéissance sont le mode d’expression le plus spectaculaire d’une défiance croissante vis-à-vis de l’institution militaire en particulier et du pouvoir colonial en général. La méfiance des cadres européens vis-à-vis des soldats colonisés du fait même de leur expérience combattante européenne s’accroit elle aussi et entraîne de violentes répressions : en témoigne, dans le cas français, le massacre de Thiaroye du 1er décembre 1944. Malgré ce contexte de crise, l’armée française recourt de nouveau aux soldats coloniaux pour maintenir l’ordre colonial, de l’Algérie (1945) à l’Indochine (à partir de 1948) en passant par Madagascar (1947).