Prisonniers de guerre et captivité en Europe

xixe-xxe siècles

Relégué hors des mémoires patriotiques forgées après 1945 en Europe et maintenu dans l’ombre en tant que vaincu, le prisonnier de guerre est longtemps resté absent des historiographies des guerres et des après-guerres. Pourtant, à partir de la Révolution française, que ce soit pendant les conflits ou après, les captifs ont constitué un enjeu militaire, politique et culturel majeur dans la mobilisation culturelle des sociétés en guerre comme dans les processus de sortie de guerre. En effet, avec l’avènement des armées de conscription européennes, le soldat remplit en combattant son devoir pour défendre la patrie. Le prisonnier apparaît alors comme une figure majeure dans la nationalisation de la guerre par les États, tandis que la captivité devient un phénomène de masse qui touche plusieurs centaines de milliers d’individus au xixe, puis des millions au xxe siècle. La gestion, par des acteurs étatiques de plus en plus soumis au droit humanitaire, de ces citoyens-soldats offre une lecture, à fronts renversés, de l’évolution de la guerre sur deux siècles.

Le Reichsführer-SS Heinrich Himmler inspecte un camp de prisonniers de guerre soviétiques à l’automne 1941. Source : U.S. National Archives and Records Administration, via Wikimedia Commons.
Sommaire

En 1792, 200 000 citoyens français prennent les armes pour défendre la patrie en danger face à des armées de mercenaires qui ont fait de la guerre leur métier. En inventant la catégorie de citoyen-soldat qui accomplit son devoir patriotique, la Révolution française crée en retour celle de prisonnier de guerre auquel de plus en plus de droits sont accordés. Elle ouvre la voie à une nationalisation de la captivité, considérablement mobilisée avec la démocratisation de l’expérience combattante dans les siècles suivants.

Prisonnier de guerre, un statut juridique protecteur

Si les temps modernes n’ont pas inventé le prisonnier de guerre, ils ont en revanche transformé sa condition. Les États européens, en faisant de l’armée une école de la nation et de la conscription un devoir civique, rendent caduques des pratiques héritées des armées de mercenaires comme le ré-enrôlement dans l’armée victorieuse, désormais perçu comme une trahison, tandis qu’entre 1798 et 1815, la France et l’Angleterre ne procèdent à aucun échange de prisonniers. Cette nationalisation du combattant s’accompagne d’une implication croissante des États dans l’élaboration d’un droit international humanitaire (DIH) qui protège le prisonnier. Sous l’impulsion du comité international de la Croix-Rouge, fondé en 1864 à Genève, États européens et États-Unis cherchent à définir un statut juridique international du captif militaire, qui remplace les accords bilatéraux. Signé à La Haye en 1899, actualisé en 1907, le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre définit les prisonniers de guerre comme « des ennemis légaux et désarmés […] au pouvoir du Gouvernement », qu’il faut « trait[er] avec humanité ».

La Première Guerre mondiale, par sa violence extrême et le nombre des prisonniers concernés, entraîne la ratification de la convention de Genève de 1929, qui définit des normes de traitement des captifs (comme l’interdiction des peines collectives) et introduit des mécanismes de contrôle. Mais le DIH est par définition en retard d’une guerre : en réaction aux guerres de partisans, la nouvelle convention de Genève de 1949 étend le statut de prisonnier aux « membres des mouvements de résistance organisés ». À la suite des conflits de décolonisation, les protocoles additionnels de 1977 en font bénéficier les combattants des guerres de libération nationale. En un siècle, le prisonnier militaire est devenu « la victime de guerre la plus favorisée » mais aussi la plus soumise au respect du droit par les États.

Les régimes de captivité, reflet de la totalisation du phénomène guerrier

Cette évolution renvoie, en Europe, à la dynamique de totalisation du fait guerrier à l’œuvre à partir du dernier tiers du xixe siècle et qui voit les belligérants mobiliser une grande partie de leurs ressources humaines, économiques, techniques et culturelles. La mobilisation d’armées de conscrits conduit à une massification du nombre de prisonniers : un huitième des soldats mobilisés entre 1914 et 1918 (soit entre 6,6 et 8,4 millions) ; un tiers des 80 millions des combattants de la Seconde Guerre mondiale. La captivité devient une réalité pour des sociétés entières, celle pour laquelle le captif a combattu comme celle de la puissance détentrice, dès lors confrontée à l’impératif de garder sur son sol un ennemi jusqu’à la fin des combats, voire au-delà : les derniers prisonniers allemands quittent la France fin 1948 et l’URSS en 1956.

En conséquence, les captivités européennes connaissent une double inflexion. La gestion s’institutionnalise avec la création de camps. Du premier camp-prison ouvert en 1796 par les autorités anglaises à Norman Cross pour accueillir les prisonniers français au système de camps que les nazis reprennent du premier conflit mondial pour le perfectionner, le camp devient le lieu où le soldat, passé le moment incertain de la capture, devient prisonnier. Les barbelés symbolisent cet enfermement sans fin, où la faim taraude et où l’oisiveté mène parfois à la dépression (« maladie des barbelés »), notamment pour les officiers qui n’ont pas le droit d’être mis au travail, à la différence des soldats.

Plus les guerres durent, plus la captivité change de nature : de militaire, elle devient économique. Il ne s’agit plus uniquement de réduire la puissance militaire de l’ennemi, mais aussi d’utiliser la main-d’œuvre captive pour son effort de guerre, puis de reconstruction. En Allemagne, pendant la Grande Guerre, l’échec d’une guerre courte, l’enrôlement de plus de 80 % des hommes actifs et la « bataille du matériel » président à la mise au travail massif des prisonniers : en 1918, 1,5 million d’entre eux travaille pour l’effort de guerre allemand. Comme les autres belligérants, sans ce potentiel considérable, le IIe Reich n’aurait pu tenir aussi longtemps.

Les conditions de captivité et les taux de mortalité ne résultent donc pas nécessairement de l’impréparation des autorités, mais peuvent relever d’une politique de l’État détenteur, comme ce fut le cas avec l’Allemagne lors des deux conflits, l’Autriche-Hongrie et la Turquie pendant la Première Guerre mondiale, ou l’URSS lors de la Seconde. Deux régimes de captivité se dégagent : ceux conformes au droit international avec des taux de mortalité bas (en 1914-1918, 3 % des prisonniers allemands sont morts en captivité britannique) et ceux reflétant une violence extrême avec des taux beaucoup plus élevés (pendant la Seconde Guerre mondiale, 57 % des prisonniers soviétiques détenus par les nazis sont morts). Ces mauvais traitements favorisent la médiatisation du prisonnier dont la figure est utilisée tant pour dénoncer la barbarie de l’ennemi qui maltraiterait les soldats tombés entre ses mains que pour souligner le bon traitement que l’on réserverait aux prisonniers détenus. Cette prise de parole tend à remobiliser les troupes et participent à ce que les historiens nomment la mobilisation culturelle des sociétés en guerre.

La figure du prisonnier dans les sorties et les mémoires de guerre

Une fois la guerre finie, on se désintéresse des prisonniers. Car quelle place accorder dans les mémoires nationales héroïques à ceux qui ont vécu la guerre comme vaincus ?

Les gouvernements mettent bien en place des structures prenant en charge leur retour, comme au Royaume-Uni, où le War Office crée vingt Civil Resettlement Units, dans chacune desquelles des psychologues militaires accompagnent 450 anciens captifs dans leur retour à la vie civile. Mais, une fois démobilisé, le prisonnier disparaît des honneurs de la victoire. Dans la France résistante magnifiée par le général de Gaulle après 1944, les autorités ne célèbrent que deux figures de captifs : l’évadé et le rebelle, soit une minorité sur le 1,6 million de prisonniers en Allemagne. Épopée de la captivité, l’évasion est immortalisée à l’écran, dans La Grande Illusion (Renoir, 1937) pour la Première Guerre mondiale, ou dans The Great Escape (Sturges, 1963) pour la Seconde. En droit, la reconnaissance du statut de combattant est laborieuse : la carte de combattant n’est accordée aux prisonniers français qu’en décembre 1949.

Dans les Allemagne nées de la défaite de 1945, les deux millions de captifs revenus des camps soviétiques doivent se montrer compatibles avec le nouvel ordre social et politique qui s’édifie à partir de 1949. À l’Ouest, le prisonnier devient une victime du nazisme, puis du stalinisme. Survivants des totalitarismes, les rapatriés apparaissent comme des Allemands régénérés, des citoyens modèles d’une république chrétienne, libérale et démocratique. À l’Est, ils doivent démontrer que le passage par les camps de prisonniers en URSS a transformé d’anciens membres de la Volksgemeinschaft (communauté du peuple) nazie en bons citoyens antifascistes. Cet exemple révèle l’enjeu que constitue le retour de ces hommes pour les sociétés d’après-guerre dans la réussite de sorties de guerre à l’échelle individuelle, nationale comme européenne.

Citer cet article

Fabien Théofilakis , « Prisonniers de guerre et captivité en Europe », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 04/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12440

Bibliographie

Biess, Frank, Homecomings. Returning POWs and the Legacies of Defeat in Postwar Germany, Princeton, Princeton University Press, 2006.

Jones, Heather, Violence against Prisoners of War in the First World War. Britain, France and Germany, 1914-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

Pathé, Anne-Marie, Théofilakis, Fabien (dir.), La captivité de guerre au xxe siècle. Des archives, des histoires, des mémoires, Paris, Armand Colin, 2012.

Scheipers, Sibylle (dir.), Prisoners of War, Oxford, Oxford University Press, 2010.

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