Le camp de Rivesaltes : une histoire de l’internement des minorités, de la Seconde Guerre mondiale au début du xxie siècle

Érigé pour servir de camp militaire à des troupes coloniales à partir de 1939, le camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales, voir. Ill. 1 et 2) est ensuite, finalement, largement dévolu à l’internement et la relégation de minorités – et a parfois été simultanément utilisé comme prison.  Au gré des pouvoirs et des époques, il a ainsi servi successivement ou en même temps de lieu d’internement, d’encasernement ou de regroupement pour des républicains espagnols, des juifs européens, des Tsiganes français, des épurés de la collaboration, des prisonniers de guerre de l’Axe, des prisonniers nationalistes algériens, des harkis et leurs familles (Ill. 3), d’anciens militaires guinéens ou indochinois, et, jusqu’à sa fermeture en 2007, des étrangers en situation irrégulière. S’il donne l’impression d’un inventaire à la Prévert, il est avant tout un indicateur du traitement des minorités et révèle la place du territoire métropolitain dans une histoire des circulations transnationales et transimpériales et de leur répression. 

Ill. 1. Vue du bâtiment du Mémorial et des vestiges des baraquements © Nina Wöhrel
Ill. 1. Vue du bâtiment du Mémorial et des vestiges des baraquements © Nina Wöhrel
Ill. 2. Vue aérienne du camp de Rivesaltes, 1942. © Fonds documentaire du mémorial du camp de Rivesaltes
Ill. 2. Vue aérienne du camp de Rivesaltes, 1942. © Fonds documentaire du mémorial du camp de Rivesaltes
Ill. 3. L'installation des familles harkies en 1962. © Fonds documentaire du mémorial du camp de Rivesaltes
Ill. 3. L'installation des familles harkies en 1962. © Fonds documentaire du mémorial du camp de Rivesaltes
Sommaire

Le camp de Rivesaltes (ou camp Joffre) est d’abord un camp militaire, édifié en 1939-1940 sur 612 hectares, initialement destiné aux troupes coloniales : compagnies sénégalaises, malgaches, indochinoises ou de retour de Syrie forment la grande majorité des premiers occupants. Les ouvriers qui le construisent sont quant à eux puisés parmi les républicains espagnols internés dans les camps des Pyrénées Orientales. En 1939, la victoire franquiste a en effet entraîné l’arrivée en France de 475 000 exilés et, en mars 1939, 264 000 Espagnols sont internés dans ce département qui compte 240 000 habitants, dont 37 000 Espagnols arrivés avant cette période. En octobre 1940, un phénomène pluvieux extraordinaire ravage ce territoire et donc les camps d’Argelès et de Saint-Cyprien ; une partie du camp Joffre est alors dévolue à l’internement de civils. Les cohabitations sont permises par l’immensité du camp et sa partition en 16 îlots (Ill. 2). 

Pendant la Seconde Guerre mondiale : interner les étrangers et les juifs, encaserner les troupes d’occupation 

Ouvert le 14 janvier 1941, le « Centre d’hébergement de Rivesaltes » compte au 31 mai 6 475 internés de 16 nationalités – hommes, femmes et enfants – dont, au premier chef, les Espagnols (55,3 % des effectifs), puis les juifs étrangers (34,8 %, d’abord internés par la IIIe République en tant que ressortissants des puissances ennemies puis par Vichy). En deux ans, le camp concentre au moins 17 443 personnes (selon les calculs de l’historien Alexandre Doulut), la présence des troupes coloniales y étant maintenue. 

À partir de la Pâque juive de 1941, les juifs sont séparés des autres populations du camp. Le 26 août 1942 commencent les opérations de ramassage, menées par Vichy, des juifs étrangers de la zone sud ; 7148 d’entre eux sont alors internés à Rivesaltes, devenu « Centre National de Rassemblement des Israélites ». Toutefois, 55% de ces internés ne sont pas déportés - un taux unique qui s’explique par la Résistance du secrétaire général de la préfecture. Mais neuf convois ont quitté Rivesaltes entre le 11 août et le 20 octobre 1942, emportant 2 289 personnes d’abord vers Drancy puis vers Auschwitz. 139 sont descendus du train avant cette destination finale. 84 ont survécu.  800 autres déportés eux aussi passés par Rivesaltes ont été envoyés à Auschwitz depuis un autre lieu.  

Le camp a également compté 1 334 Tsiganes, Français pour 92% d’entre eux. Ils viennent du Grand Est, faisant partie des 135 000 personnes expulsées de l’Alsace-Moselle après qu’elle a été annexée au Troisième Reich. Ils sont d’abord versés au camp d’Argelès-sur-Mer à l’automne 1940, puis transférés à Rivesaltes. En 1942, s’ajoutent des familles arrivées de Lyon et de l'Indre, dont le préfet a réclamé le transfert des « tribus » qu'il estime « néfastes ».

Avec l’invasion de la Zone sud en novembre 1942, les 2 500 internés civils restants (Espagnols, Tsiganes et juifs) sont envoyés vers d’autres camps : Rivesaltes sert désormais à l’encasernement de troupes de la Wehrmacht et de la Waffen SS, bientôt rejointes par des troupes italiennes et de Russes blancs. Mais demeurent sur le site des troupes coloniales, surtout malgaches (un millier d’hommes), mises à leur service – non sans tensions racistes. 

Sortie de la Seconde Guerre mondiale : réprimer les passages de frontières clandestins, enfermer des collaborateurs et prisonniers allemands

Dans la période de la Libération et de l’après-guerre, l’organisation de Rivesaltes reflète en partie le changement du rapport de forces. En 1945, les troupes malgaches du camp sont par exemple chargées de garder les 11 000 prisonniers de guerre de l’Axe regroupés sur ce même site jusqu’en 1948. Par ailleurs, le 12 septembre 1944, ouvre le Centre de Séjour Surveillé de Rivesaltes, où sont internés d’anciens collaborateurs du département. L’existence même du camp pousse à l’utiliser : le taux départemental d’internement des épurés est sept fois supérieur à la moyenne nationale. Ils sont rejoints par des personnes accusées de marché noir, et par des Espagnols ayant franchi illégalement la frontière. Le gouvernement travaille d’ailleurs à un nouveau scénario espagnol : envisageant un écroulement de l’Espagne franquiste, il pense que Rivesaltes serait un lieu idéal pour rassembler les nouveaux exilés.

Guerres de décolonisation : recrutement militaire, formation des travailleurs immigrés, internement des prisonniers politiques et regroupement des harkis

Durant les guerres de décolonisation, Rivesaltes se trouve au cœur du contrôle des minorités, mais aussi du processus militaire :  à partir du 7 mai 1945, les internés se voient proposer de s’engager pour combattre en Indochine. Le camp devient d’ailleurs en 1946 un centre de transit pour les militaires envoyés dans cette guerre puis, à partir de 1954, un centre où se forment ceux qui partent pour l’Afrique ou l’Allemagne. Avec la guerre d’Algérie et la mobilisation du contingent, le camp Joffre redevient avant tout une base militaire : tous les deux mois, environ 1500 soldats y transitent.

Rivesaltes sert parallèlement de centre civil de formation pour travailleurs immigrés, avec un Centre de formation professionnelle accélérée pour travailleurs nord-africains, ouvert en 1951 puis, au début de 1958, un Centre militaire de formation professionnelle des jeunes Français musulmans du contingent. 

À partir de février 1962, le site comporte en outre un centre pénitentiaire géré par le ministère de la Justice. S’il s’agit officiellement d'une prison comme les autres, 92,4 % des prisonniers sont des nationalistes algériens condamnés pour des faits liés à la guerre. 

À la fin du conflit, le camp renoue avec une occupation massive : en deux ans, environ 22 000 harkis et leurs familles y sont rassemblés dans des conditions sanitaires et sociales dramatiques (Ill. 3). Outre les harkis, arrivent aussi en 1964-1966 des familles indochinoises et guinéennes, dont les pères sont d’anciens militaires français. Ces quelques centaines de personnes sont traitées selon un régime rigoureusement postcolonial : ainsi, quand elles protestent contre le non-ramassage des ordures, l’administration se plaint de leur saleté et leur octroie des pelles).

Derniers usages : lieu de stationnement et de formation des troupes et centre de rétention administrative

De l’après-guerre d’Algérie à 2007, le camp continue de cumuler les fonctions. Son activité militaire se poursuit : il accueille le 24e régiment d’infanterie de Marine de 1964 à 1980, ou encore par la suite des manœuvres de la Légion étrangère ou du 11e régiment parachutiste de choc. De 1986 à 1991, lui échoit une nouvelle mission : former les appelés du service national volontaires pour partir en service long Outre-mer. 

1986 voit l’installation d’un Centre de Rétention Administrative (CRA), initialement conçu pour rassembler les Espagnols en situation irrégulière. 11 ans après, le scandale de la découverte à la déchetterie de Perpignan d’archives relatives aux déportations de 1942 lance le projet de mémorial du camp de Rivesaltes. En 2007, afin de pas interférer avec ce dernier le CRA est déménagé et agrandi. Le mémorial ouvre ses portes en 2015.

L’histoire de Rivesaltes témoigne d’un mouvement d’ensemble : les « indésirables » sont repoussés à la périphérie, dans des conditions de vie plus précaires encore que celles des couches sociales les plus paupérisées – mais qui, elles, sont libres. L’idéologie qu’incarne ce camp relève autant de la régulation de l’ensemble de la société par l’État que de l’exclusion nationaliste de minorités. Quoiqu’il soit constamment traversé par l’histoire coloniale, ce site est un carrefour, européen de 1939 à 1948, méditerranéen ensuite. Sans que les situations ne soient en rien assimilables, il existe toutefois une permanence entre les usages du camp de Rivesaltes : la gestion coercitive des flux humains par un État bureaucratique dans une société qui se désintéresse des populations internées.

Citer cet article

Nicolas Lebourg , « Le camp de Rivesaltes : une histoire de l’internement des minorités, de la Seconde Guerre mondiale au début du xxie siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 04/02/25 , consulté le 19/02/2025. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22515

Cette notice est publiée sous licence CC-BY 4.0. La licence CC-BY signifie que les publications sont réutilisables à condition d’en citer l’auteur.

Bibliographie

Boitel Anne, Le camp de Rivesaltes 1941-1942 : du centre d'hébergement au "Drancy de la zone libre", Perpignan, Mare Nostrum et Presses universitaires de Perpignan, 2001. 

Doulut Alexandre, Les Juifs au camp de Rivesaltes : Internement et déportation (1941-1942), Paris, Lienart, 2014.

Doulut Alexandre, Les Tsiganes au camp de Rivesaltes (1941-1942), Paris, Lienart, 2014.

Husser Beate, Histoire du camp militaire Joffre de Rivesaltes, Paris, Lienart, 2014.

Lebourg Nicolas et Abderahmen Moumen, Rivesaltes, Le Camp de la France de 1939 à nos jours, préface de Philippe Joutard, Perpignan, Trabucaire, 2015.

Lebourg Nicolas et Sala-Pons Céline, « The Rivesaltes Camp Memorial : The Institutionalisation of a Memoir », Observing Memories, December 2023, n°7, p. 60-65.

Recommandé sur le même thème

« Laissez les enfants où ils sont ». Ministry of Health Poster ©
« Laissez les enfants où ils sont ». Ministry of Health Poster © IWM Art. IWM PST 3095.
Le mémorial de Frank Meisler érigé en 2006 devant la gare londonienne de Liverpool Street en souvenir de l’opération humanitaire Kindertransport ayant permis le transfert en Grande-Bretagne, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de 10 000 enfants, juifs pour la plupart, originaires d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie. Source : Wikimedia Commons
Bernard-Édouard Swebach, La retraite de Russie, 1838, photographie prise et mise en ligne par Yelkrokoyade à l’occasion de l’exposition Les désastres de la guerre 1800-2014, Musée Louvre-Lens. Prêt du musée des beaux-arts de Besançon, mars 2015
Monument en mémoire de la déportation des Tatars de Crimée, à Eupatoria (Crimée), photo de Georgij Dolgopskij.
/sites/default/files/styles/opengraph/public/image-opengraph/Rivesaltes_0.jpg?itok=7NyvVTuK

Ne manquez aucune nouveauté de l’EHNE en vous abonnant à nos newsletters :

The subscriber's email address.
Gérez vos abonnements aux lettres d’information
Sélectionnez la newsletter à laquelle vous souhaitez vous abonner.