Identifier, rapatrier et « filtrer » les personnes déplacées
Forgé par le Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF) en 1944, le terme « DP » désigne les civils se trouvant, pour cause de guerre, à l’extérieur des frontières nationales de leur pays d’origine et
Après les rapatriements massifs de 1945, il reste dans les zones occidentales un peu plus d’un million de DPs d’une vingtaine de nationalités différentes. Regroupés par nationalité, ils vivent en majorité dans des camps placés sous l’égide de l’United Nations Relief and Rehabilitation Administration (UNRRA) puis, après 1947, de l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR). La question du rapatriement forcé des réfractaires soviétiques devient un point de cristallisation de la guerre froide. Les accords conclus en février 1945 à Yalta entre l’URSS, les États-Unis et le Royaume-Uni, puis en juin entre l’URSS et la France, stipulent la réciprocité et l’obligation du rapatriement. Pour les Soviétiques, qui ont besoin de main-d’œuvre, craignent la formation de foyers d’opposants émigrés à l’Ouest et souhaitent poursuivre les criminels de guerre, tous les ressortissants soviétiques doivent être
Malgré cette résolution, les DPs sont considérés par les Alliés comme un groupe suspect et soumis à un processus de filtrage afin de s’assurer que ne se cachent pas parmi eux d’anciens collaborateurs ou des criminels de guerre. La clandestinité, les déplacements successifs et l’absence de documents rendent difficilement vérifiables les noms, les dates de naissance ou les raisons de l’exil. D’importantes différences existent donc entre leurs « identités de papier » et leurs identités réelles. Vécu comme un processus arbitraire et injuste par les DPs, ce filtrage n’empêche pas des individus au passé trouble d’échapper à l’épuration, ce qui n’est pas sans rappeler la dénazification des Allemands : une application moins sévère que les principes annoncés.
Discipliner et « réhabiliter »
Les camps de DPs sont des sites d’interventions humanitaires, dans lesquels les travailleurs sociaux ont pour mission d’aider les DPs à se réadapter et à se reconstruire physiquement et psychologiquement. Ils mettent en lumière toute une étiologie du traumatisme du déplacé, décrivant des DPs frappés par l'apathie, la phobie de la faim ou la régression psychique. Convaincus que la guerre et les déplacements ont bouleversé les rapports de genre entre hommes et femmes et détruit ce qui était perçu comme les frontières entre l’enfance et l’âge adulte, ils créent des programmes de réadaptation genrés, qui préparent les femmes à leur future vie d’épouse et de mère de famille et forment les hommes à des métiers manuels.
Si la volonté de rétablir les rôles traditionnels d’avant-guerre est largement partagée par les travailleurs humanitaires, les solutions pour y parvenir ne font pas toujours consensus. La philosophie des travailleurs sociaux américains est fortement influencée par le New Deal (le casework model avait alors introduit une dimension psychologique dans l’aide sociale) et les visions individualistes et psychanalytiques qui dominent la protection de l’enfance aux États-Unis. Ils prônent un « plan Marshall psychologique » pour reprendre les termes de l’historienne Tara Zahra. Face au problème des orphelins, ils insistent sur la nécessité de cultiver l’individualisme de l’enfant et prônent le placement de ces derniers dans des familles d’accueil. De nombreux travailleurs sociaux européens préfèrent, au contraire, le placement de ces orphelins dans des structures collectives (orphelinats, etc.), la famille nucléaire étant un rappel trop douloureux de ce qu’ils ont perdu pendant la guerre.
Cet « univers humanitaire » est régulièrement critiqué par les DPs qui lui reprochent l’infantilisation et la perte d’identité qu’il engendre. On observe néanmoins des convergences dans la manière dont les élites DPs et les travailleurs humanitaires envisagent le retour à la « normale », notamment à travers la valorisation du travail manuel, la reconstruction des valeurs familiales et le contrôle du corps des femmes. Dans les communautés DP juives, la reconstruction passe par le sionisme politique, les initiatives culturelles en yiddish et la collecte des sources sur le génocide (témoignages, photographies, poèmes et chansons composés dans les ghettos, etc.). Elle se fait également à travers la maternité, le mariage et la réaffirmation des valeurs juives. Dans les communautés DP polonaises catholiques, les élites religieuses mettent également en avant les valeurs familiales et le travail qui permet de garantir l'indépendance financière de l’individu et une meilleure intégration dans les futurs pays d’accueil.
Sélectionner et réinstaller
À partir de 1947, le statut de DP offre la précieuse possibilité d’émigrer hors d’Europe. L’OIR (Organisation internationale des réfugiés) organise un programme de redistribution de population sans précédent. La sélection des DPs par les missions de recrutement américaines, canadiennes, australiennes, britanniques, françaises, belges et autres est sévère : médecins et agents de recrutement examinent rigoureusement le corps des DPs et excluent les malades mentaux, les tuberculeux, les alcooliques ou les individus ayant commis des vols et délits dans l’euphorie de la fin de la guerre. Les critères de hiérarchisation « ethnique », les considérations eugénistes et la sélection par « nationalités » s’expriment encore très fortement. Les missions de recrutement ont tendance à préférer les DPs baltes, y compris ceux ayant servi sous l’uniforme allemand, considérés comme plus
Si l’OIR aide plus d’un million de DPs à émigrer qui, une fois dans leur pays d’accueil, se fondent dans les diasporas pré-existantes auxquelles ils appartiennent, il reste, à la fin de ses opérations en 1951, 140 000 cas « hard core », terme dévalorisant utilisé par l’OIR, qui ne répondent pas aux critères de recrutement et qui sont remis aux autorités allemandes. Le dernier camp DP ferme en 1957, et les traces de ce peuple réfugié, façonné par la bureaucratie humanitaire, s’estompent rapidement. L’absence notoire d’identité collective DP explique en partie l’oubli, au sein de l’espace mémoriel et de la topographie allemande, de ce nombre considérable d’individus identifiés dans l’après-guerre par le terme « DP » et à bien des égards « cobayes » du système d’attribution de réfugié en vigueur depuis la convention de 1951 relative au statut des réfugiés.