Durant la Seconde Guerre mondiale, l’idée même d’empire est au cœur des stratégies et des expériences combattantes de chaque belligérant (même pour des puissances privées de possessions outre-mer telles l’Allemagne, l’URSS et la Chine). Cette situation est d’autant plus inattendue que l’impérialisme avait vu sa légitimité comme sa légalité profondément remises en cause au sortir de la Première Guerre mondiale : le traité de Versailles puis la Société des Nations ont pour fondements juridiques le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le fait de considérer toute conquête par les armes comme un péril pour la sécurité collective.
Cette ambiguïté est particulièrement sensible dans les systèmes coloniaux. Bien que les crises impériales se succèdent et que les mouvements anticolonialistes se structurent dans les années 1920-1930, les empires coloniaux demeurent assez puissants pour donner une dimension globale à la guerre et à l’effort de guerre entre 1939 et 1945. Cependant, au fil du conflit, leurs pratiques comme leurs représentations se révèlent peu à peu inopérantes et obsolètes. Considéré comme un horizon nébuleux voire impossible en 1939, la fin des Empires fait son entrée dans l’agenda politique des colonisateurs comme des colonisés en 1945.
1939-1940 : des stratégies impériales aux métropoles empêchées
Instruites par le déploiement de troupes coloniales sur les différents théâtres d’opérations durant le premier conflit mondial, la France comme la Grande-Bretagne perçoivent dès septembre 1939 leurs assises coloniales comme un atout décisif contre une Allemagne privée de possessions outre-mer. Elles mobilisent donc hommes et ressources de leurs Empires beaucoup plus rapidement et massivement qu’en 1914 : dès septembre 1939, les Britanniques doublent les effectifs du contingent indien par rapport à 1918 et les colonies françaises d’Afrique subsaharienne fournissent sept à huit fois plus de tirailleurs et de travailleurs que lors de la Grande Guerre. Les colonies sont alors au cœur de la glorification de ces deux puissances : en plus de rassurer les opinions publiques métropolitaines, la propagande de guerre circule au sein des populations colonisées notamment grâce à la radio, média devenu essentiel aux puissances coloniales pour rappeler les liens indissolubles entre les colonies et leurs métropoles européennes.
L’offensive allemande en Europe de l’Ouest à partir de mai 1940 bouleverse brutalement la cohésion de ces empires. L’occupation par le Reich de certaines métropoles place des administrations coloniales dans une situation d’isolement à l’instar du Congo Belge, des Indes (actuelle Indonésie) et la Guyane (actuel Surinam) néerlandaises. La peur du vide donne lieu à plusieurs attitudes chez les groupes d’Européens qui assurent la domination coloniale : la soumission à un autre Empire qui saisit cette opportunité pour s’étendre (l’Indochine française passe ainsi sous domination japonaise), le ralliement à un gouvernement en exil (l’Afrique équatoriale française et les territoires du Pacifique reconnaissent l’autorité du général de Gaulle) ou le maintien d’une tutelle théorique de la métropole défaite (l’Afrique occidentale française et l’Afrique du Nord française restent loyales au gouvernement de Vichy). Parallèlement, tout à la défense de son sol national contre les assauts nazis, le Royaume-Uni s’appuie certes sur son Empire pour éviter d’être isolé face aux puissances de l’Axe mais se voit obligé de concentrer l’essentiel de ses efforts sur la défense des îles britanniques.
1940-1944 : batailles et circulations impériales
Dès l’été 1940, les Empires coloniaux constituent non seulement des réservoirs d’hommes et de ressources mais deviennent aussi des théâtres d’opérations. La protection du canal du Suez (Égypte), artère impériale essentielle entre l’Europe et ses possessions outre-mer, conduit les armées levées dans l’Empire britannique à envahir les colonies éthiopienne et libyenne de l’Italie fasciste. Se jouent de même en Afrique des affrontements meurtriers entre anciens Alliés, comme le montrent les combats opposant Britanniques et forces de Vichy à Mers-el-Kébir (juillet 1940) et à Dakar (24-25 septembre 1940). Les territoires coloniaux deviennent parfois le théâtre de guerres civiles à l’image des affrontements entre gaullistes et vichystes au Gabon (novembre 1940) puis en Syrie et au Liban (juin 1941). Les acteurs civils ou militaires qui y prennent part considèrent ces divisions sanglantes entre Blancs sous le regard des « indigènes » comme autant de transgressions dévastatrices pour le modèle colonial. Cette défaillance des puissances européennes est particulièrement exploitée en Asie par le Japon qui prend le contrôle du Sud -Est asiatique de la Birmanie aux Philippines tout en se présentant aux élites locales comme une nouvelle puissance tutélaire, non-européenne donc plus respectueuse de leur identité et de leurs traditions.
Parallèlement, le modèle colonial est considéré comme politiquement et juridiquement obsolète : en témoigne l’article 3 de la charte de l’Atlantique qui stipule que « [le Royaume-Uni et les États-Unis] respectent le droit qu'a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre. » Outre ce principe hissé au rang de but de guerre, l’entrée en guerre des Américains se caractérise par un bouleversement général des systèmes coloniaux. La bataille de l’Atlantique les conduit à assurer un contrôle plus poussé de la région caraïbe et les opérations contre le Japon à intégrer à leurs dispositifs des possessions britanniques ou françaises dans le Pacifique. Le débarquement en Afrique du Nord (8 novembre 1942) accroît cet interventionnisme dans des empires en crise : les ressources d’Afrique sont massivement utilisées par l’industrie nord-américaine, l’armement et le matériel états-uniens équipent désormais les troupes coloniales qui combattent en Italie puis en France.
1944-1945 : ambitions et frustrations
Au moment où la guerre s’arrête en Europe avec la victoire sur le Reich allemand le 8 mai 1945, la répression coloniale s’abat sur ceux qui contestent le retour des anciennes puissances coloniales et s’intensifie en Afrique comme au Moyen-Orient. Par ailleurs, la guerre continue en Asie où l’effondrement de la domination japonaise suscite une vague de guérillas contre les anciennes puissances coloniales (Vietnam, Laos, Cambodge). Les dirigeants américains se montrent réticents à soutenir leurs alliés soucieux de reconquérir leurs positions perdues. En plus de concevoir un ordre mondial d’après-guerre fondé sur une plus grande ouverture des marchés et des systèmes politiques, les Américains souhaitent appliquer l’article 1 de la nouvelle Organisation des Nations unies qui se donne pour but de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde. » Au nom de l’émancipation des peuples, l’URSS soutient certains mouvements indépendantistes qui se réclament du communisme (Azerbaïdjan, Birmanie).
Durant la guerre, des experts issus des puissances coloniales élaborent des plans de modernisation des liens impériaux qui impliquent une réforme du travail, un élargissement de la citoyenneté ou le remplacement de l’idée d’Empire par celle de « fédération » ou de « communauté ». La mise en place erratique et incomplète de ces projets après la victoire des Alliés n’empêche pas l’éclatement de conflits de décolonisation. Violemment contestée par les peuples colonisés, l’idée d’empire n’est plus synonyme de progrès et de grandeur, pas même auprès des opinions publiques métropolitaines qui voient l’« État-providence » revitaliser le modèle d’un État puissant quoique dépourvu de colonies.