L’image est violente bien que le geste violent soit, de toute évidence, suspendu. Cette photographie ne fige pas l’instant d’un crime mais celui de sa reconstitution. Prise par un agent de la police scientifique, elle vise autant à comprendre ce qui s’est passé la nuit du 15 avril 1958 dans la cantine nord-africaine d’une petite ville du Jura, qu’à définir les culpabilités. Elle donne la possibilité de visualiser un espace ordinaire de vie immigrée, de caractériser la violence d’une guerre fratricide, et de redonner corps à deux morts, l’un assommé pour une raison politique, l’autre guillotiné pour une raison d’État.
Un lieu de vie ordinaire de l’immigration algérienne
Abat-jour de fortune, papier-peint défraîchi, parquet élimé, nappe de meuble en papier journal, lit en acier sans sommier posé dans un angle de la cuisine, lit partagé par deux compatriotes dont l’un vient de se lever : cette cantine nord-africaine montre le mal-logement des ouvriers algériens dans les années 1950.
Elle n’en est pas moins un lieu de vie. Le poste de radio dit les parties de dominos ou les repas pris en communs au son de la musique, des actualités ou des émissions en langue arabe. L’homme à gauche, Mokrane Saïdani, rappelle au cours de ses auditions ses distractions : cinéma, galas de boxe ou lecture de journaux tels Le Progrès ou L’Humanité. Il est allé à l’école jusqu’à 12 ans, sait lire et écrire l’arabe comme le français.
Une affiche fait de la publicité pour de la bière. L’alcool n’est pas absent de la vie des Algériens dans ce qu’on appelait alors la Métropole. Mokrane Saïdani, arrivé en France en 1948, le révèle : « c’est honteux, mais souvent au début on est tous pris par le vin ». Hommes seuls, les Algériens n’en ont pas moins des désirs, comme en témoigne une photographie de femme placée à la vue de tous. Mokrane a vécu trois ans en concubinage avec Herminia, une Italienne.
Tout cela, c’était avant. Les paysages algériens dessinent sur le mur les contours d’une nostalgie devenue projet politique.
Une guerre fratricide entre Algériens en métropole
D’ordinaire, ici, la vie est calme. Mais la suspicion s’est glissée entre les locataires. Les deux hommes debout, suspects de meurtre, appartiennent au FLN ; l’homme couché est un figurant prenant la place du mort. Ce dernier, un ancien militaire de l’armée française, était considéré par les enquêteurs comme « très francophile ». Marié en Algérie mais résidant en France depuis de longues années, infirmier auparavant à l’hôpital franco-musulman de Bobigny, Saïd Aidoud assumait un mode de vie « métropolitain ». Gérant de cantine, il n’avait pas hésité à faire intervenir la gendarmerie pour l’aider à solder une dette. S’absentant étrangement juste après une opération de police conduisant à plusieurs arrestations dans son établissement, il était devenu le « traître à abattre ».
Mokrane Saïdani reconnaît avoir tué Saïd Aidoud de sa propre initiative et malgré une certaine sympathie qu’il lui inspirait. Il le désigne comme « un dénonciateur qui méritait la mort ». Lui se considère comme un « résistant » et compare son acte à ceux commis par les FFI pendant l’occupation allemande contre les collaborateurs. Il estime avoir fait son « devoir » : « je l’ai fait pour le bien de mon peuple, je ne l’ai pas fait par passion ou par intérêt ». Pour les journalistes, c’est un « crime crapuleux ».
L’épisode manifeste tout autant la préméditation qu’un certain amateurisme. L’arme choisie est un gros marteau qu’on appelle merlin. La brutalité de l’acte ne laisse aucune chance à la victime : après plusieurs coups portés sur la tête et le ventre, elle est étranglée. Le cadavre, chargé dans une voiture, est finalement jeté dans une rivière où des passants le retrouvent.
La reconstitution et la sentence judiciaire
Mokrane Saïdani est reconduit avec son complice sur la scène du crime où, sous le lit, le sang a séché. Il mime les gestes et les explique. Comme le précise un médecin devant l’examiner, « un coup de peigne et le boutonnage de la veste traduisent son souci de présentation ». Jamais il ne se contredit : il avoue le crime, endosse l’entière responsabilité de celui-ci, minimise le rôle de son complice. Tout au long de l’enquête, il s’enquiert : « Que se passe-t-il à Alger ? Que fait de Gaulle ? Est-ce qu’il ramènera la paix ? »
La décision prise sans ordre du FLN, la « ferveur rebelle » et l’absence de regret ne plaident pas les circonstances atténuantes. Il le sait, affirmant s’attendre au pire : « Qu’est-ce que j’en ai à foutre, il m’arrivera ce qui m’arrivera, cela m’ennuie seulement pour la peine des parents ». Un doute pointe une fois au cours de l’enquête : « Je ne sais plus si j’ai eu raison, dit-il d’une voix étranglée, mais quand je réfléchis, je sais que j’ai raison ».
La reconstitution n’est qu’un moment d’une procédure judiciaire implacable : il est condamné à mort le 22 janvier 1959 par le tribunal militaire de Lyon siégeant à Dijon. La commission des grâces, qui se tient début juin 1959, estime à l’unanimité que la justice doit suivre son cours. Bien que les considérations politiques et sociales soient relevées, la décision est finalement prononcée sous l’angle du droit commun. Le 5 juillet 1959, dans la cour de la prison de Dijon, Mokrane Saïdani est guillotiné.
Cette photographie donne à voir plusieurs particularités de la guerre d’Algérie : la violence surgissant dans le quotidien de l’immigration, la brutalité fratricide répondant au projet de l’indépendance, la décision individuelle primant parfois sur l’encadrement hiérarchique, la guillotine sanctionnant un meurtre motivé politiquement. Au final, deux Algériens aux projets opposés sont morts loin d’un pays qui les avait vu naître et qu’ils étaient en train de voir apparaître.
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[1] Ces photographies sont consultables en vertu de l’arrêté du 22 décembre 2021 portant ouverture d’archives relatives à la guerre d’Algérie, lequel autorise la consultation et la reproduction de documents en provenance des archives policières ou judiciaires. Je remercie par ailleurs Sébastien Boudin de l’École normale supérieure de Lyon pour la prise de son de mon enregistrement