Marseille-Alger à rebours : « je vous ai compris »…
Cette photographie appartient à un ensemble plus large de diapositives, longtemps enfouies dans le placard de mon oncle Raphaël à Marseille. Elles exposent, sous plusieurs angles et à différents moments, ce qui pourrait être une même manifestation, à Alger. Alors que je les questionne sur ces diapositives, à quelques années d’intervalles, ma tante, l’épouse de Raphaël, puis plus tard ma mère, identifient immédiatement le rassemblement du 4 juin 1958 au cours duquel le général De Gaulle déclara à la foule qui était venue l’acclamer le célèbre « Je vous ai compris ». Il venait d’arriver en Algérie après avoir été investi quelques jours plus tôt président du Conseil de la Quatrième République. Pourtant, dans leurs souvenirs comme dans ceux de nombreuses personnes nées en Algérie que j’ai rencontrées, ce rassemblement du 4 juin 1958 se télescope souvent avec d’autres discours – notamment la formule « peuple français (…) depuis Dunkerque jusqu’à Tamanrasset » prononcée par le général de Gaulle le 16 septembre 1959 -– et d’autres événements, tel que le 13 mai de la même année. Ils cristallisent à la fois une espérance symbolisée par la figure du général de Gaulle et, a posteriori, un point de bascule qui préfigure leur déracinement.
Mai-juin 1958 : un espace saturé, un temps élastique
Raphaël m’accueillait souvent à Marseille lorsque je faisais des recherches notamment aux archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence. Un jour, il sortit une boîte d’un placard et me laissa explorer son contenu où des photos de familles se mélangeaient pêle-mêle avec des photos de manifestations à Alger sous la forme de diapositives.
Pami elles se trouvait la photographie que j’ai choisie ici. Le regard peut y embrasser des drapeaux français, les banderoles, comme en suspension au-dessus d’un parterre d’individus agglutinés, et les grappes humaines, qui paraissent tenir miraculeusement sur les cursives et les toits alentours. Leurs visages tournés vers le balcon du gouvernement général, ils semblent attendre. Attendre l’apparition du général De Gaulle, revenu au pouvoir pour sauver l’Algérie française, du moins une majorité le pense-t-elle sans doute.
Quant aux autres diapositives, elles exposent différentes scènes : des silhouettes masculines debout, en surplomb, marchant sur un océan humain qui déferle jusqu’au port ; des immeubles, des toits jusqu’aux palmiers et au monument aux morts, un espace qui tout à la fois se remplit, se dilate, se sature.
Comment décrire ces images, muettes, ces silhouettes en suspens, souvent de dos, aux corps tendus à l’extrême, sans les voix de leurs protagonistes ? Comment restituer l’émotion collective, la clameur de joie qu’évoquent les personnes rencontrées à l’écoute du « Je vous ai compris », l’espoir et la confiance portés par le pouvoir d’une seule phrase dont beaucoup ont cru qu’elle signait leur salut ?
D’origine maltaise, Raphaël était né à Alger, dans une famille modeste. Elevé en partie par sa sœur, il travaillait, également à Alger, dans un cabinet d’architecte comme dessinateur. Durant la guerre d’Algérie, il fut appelé en Kabylie, une expérience qu’il n’évoquait presque jamais si ce n’est pour lâcher toujours la même phrase : « on avait une de ses trouilles ». À l’indépendance du pays, il y demeura encore quelques années, puis il partit pour Marseille. Il ne retourna jamais en Algérie et mit la boîte à la centaine de diapositives au fond d’un placard.
Je ne sais pas qui a pris ces photos. J’ai longtemps pensé que c’était Raphaël, d’abord parce qu’elles se trouvaient chez lui ; et ensuite parce qu'il est, avec mon grand-père maternel, Maurice, petit tailleur d’Alger, une figure centrale d’un des rares souvenirs circulant au sein de ma famille sur l’Algérie. Sans doute ont-elles été prises par mon grand-père Maurice. Qui plus est, à regarder ce cliché de près et les drapeaux suspendus au balcon du Gouvernement général, nous ne sommes pas, contre toute attente, le 4 juin 1958. De cette image émane, à l’instar des autres diapositives, une impression d’ordre relatif et de calme, d’une attente et d’une tension teintées d’allégresse. Elle se démarque ainsi de la manifestation du 13 mai 1958, instant du coup d’État et de la mise à sac par les civils du siège du gouvernement. Cette dernière date est par ailleurs quasiment inexistante dans les rares évocations familiales, si ce n’est pour souligner le caractère extrêmement confus de la période couvrant les trois semaines d’occupation du bâtiment entre le 13 mai et le 4 juin. Peut-être le cliché a-t-il été pris le 15 mai, lors du discours du général Salan, ou le 19 mai lors du discours à Alger de Jacques Soustelle.
Une mémoire de l’impossible
Toutes ces dates semblent littéralement confondues et avalées par la trace laissée, dans les souvenirs familiaux, du 4 juin où alternent joie et stupeur. Raphaël n’y est pas un de ces jeunes hommes qui, de dos, se tient à l’écart de la foule qu’il observe. Ma mère m’apprendra bien plus tard que, dubitatif sur le sort réservé aux Européens en Algérie par le général de Gaulle, il n’était tout simplement pas venu. En ce jour de juin, levant le voile sur ce qu’il jugeait comme un aveuglement, et face à mon grand-père qui revenait de la manifestation, rempli d’espérance quant à son avenir dans le pays, Raphaël lâcha abruptement : « De Gaulle est en train de nous berner, c’est fini pour nous ». Personne ne le crût.