Les photographies de bidonvilles sont souvent prises à distance. Au premier plan, les baraques, à l’arrière-plan, les constructions modernes qui viennent souligner le contraste entre les deux mondes. D’autres, prises dans les allées qui desservent les baraques, mettent en scène, pour dénoncer leur situation, des enfants qui jouent. Ce sont en effet les plus à même de se laisser photographier par des inconnus. Il est ainsi très rare que les photographies prises dans les bidonvilles permettent de découvrir véritablement leurs habitants et de dépasser une vision misérabiliste. C’est ce qui fait toute la particularité de cette photographie.
Une famille célèbre l’indépendance au bidonville de La Folie à Nanterre
Sur cette photographie, il y a deux adultes, les parents, et leurs quatre enfants. Le père, déjà un peu âgé, porte une petite fille et lève un bras en signe de réjouissance. La mère est à côté en robe fleurie et sa taille est serrée par une ceinture blanche. Elle a un beau collier fait de pièces, peut-être d’or, et porte le ou la plus jeune. Encore à droite, le troisième enfant sourit d’un air un peu emprunté alors que l’aîné fait un grand sourire, et surtout porte un grand drapeau algérien. Ils se tiennent dans un espace étroit en extérieur. Sur la gauche, des vêtements sèchent sur un fil abrité par un toit constitué d’une plaque de tôle. Divers objets sont rangés sur des étagères. Le drapeau dissimule un pan de mur en bois au fond, le mur de droite est en brique, également recouvert d’une plaque.
Cette famille qui est donc algérienne, originaire de la région de Batna dans les Aurès, a été photographiée dans la cour de la baraque qu’elle habite dans le bidonville de La Folie à Nanterre, une ancienne banlieue maraîchère devenue industrielle, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Paris. Le père vit en France depuis 1950 et il est cantonnier. Sa femme l’a rejoint avec leurs enfants en 1959, peut-être pour fuir un camp de regroupement. Ils ont alors acheté cette baraque à un autre algérien. La photographie a été prise en juillet 1962, plus précisément le 5, jour de la proclamation officielle de l'indépendance de l’Algérie.
Des photographies prises « de l’intérieur »
Derrière l’appareil photographique, il y a Monique Hervo. C’est une militante associative, une sorte d’ « établie » dans les bidonvilles de Nanterre. Ancienne étudiante aux Beaux-Arts, elle a intégré en 1958 le service civil international (SCI), une association de chantiers de reconstruction. En 1959, alors que de plus en plus d’ouvriers algériens de métropole soutiennent le FLN et subissent une forte répression, Monique Hervo installe à La Folie une équipe du SCI qui aide à la construction des baraques et apporte une aide administrative et scolaire aux habitants et leurs enfants. Pendant plusieurs années, Monique Hervo prend des notes, documente son expérience et photographie les habitants. Les rapports chaleureux et amicaux qu’elle entretient avec une grande partie d’entre-eux, son soutien à la cause de l’indépendance (elle prend part aux cortèges du 17 octobre 1961), lui permettent de réaliser toute une série de portraits de familles, réalisés le jour de l’indépendance, mais aussi dans les années qui suivent. Ces portraits ne sont pas destinés à la presse, mais à être donnés aux habitants. Ils sont conservés aujourd’hui à la bibliothèque de La Contemporaine et disponibles sur le site l’Argonnaute.
Rares sont les photographies prises par les habitants des bidonvilles qui soient parvenues aux historiens. Peu d’entre eux possèdent un appareil, et les occasions de faire des photographies restent exceptionnelles. Néanmoins, ils sont quelques-uns à avoir immortalisé le jour de l’indépendance.
Cette deuxième photographie a été présentée dans le cadre d’un entretien mené en 2012 à El Oued, dans le sud-est algérien, au cours d’une campagne d’archives orales. Bachir Banni, né en 1942 à Guemar, près d’El Oued, s’est installé au bidonville de la rue Dequéant à Nanterre en 1961. Il a travaillé dans plusieurs usines de Nanterre, et a été arrêté le 17 octobre 1961. Un camarade le photographie le 5 juillet 1962 brandissant le drapeau algérien, en compagnie d’un autre ami, dans le quartier du Petit-Nanterre.
Sur ces deux photographies d’Algériens qui posent mais d’où ressort une certaine spontanéité, on sent la volonté d’immortaliser un grand évènement, et de montrer qu’ils y ont pris part. L’indépendance de l’Algérie est assurément un moment décisif pour les Algériens qui, pour certains, ont combattu pendant plusieurs années l’État colonial français et ont subi dans leur ensemble une politique extrêmement répressive pendant la guerre. Mais pour les Algériens qui résident en métropole, et en particulier à Nanterre, l’indépendance représente un moment paradoxal.
La guerre d’indépendance dans les bidonvilles de Nanterre
Le redémarrage économique du milieu des années 1950 en France a entraîné l’arrivée de nombreux Algériens, à la recherche d’un travail. Dans un contexte de grave crise du logement, ces arrivées conduisent au développement de bidonvilles en périphérie de Paris et dans les interstices de grandes agglomérations comme Marseille et Lyon. À Nanterre, ils sont apparus au début des années 1950 sur de grands terrains vagues et d’anciennes champignonnières, à proximité d’un terrain militaire où se trouve aujourd’hui l’université. Dans le quartier du Petit-Nanterre, il y a les “Pâquerettes”, “Déquéant” et “Tartarin”, et au centre de la ville, il y a “La Garenne” que l’on appelle aussi La Folie. C’est dans cet immense bidonville, qui s’étendra jusqu’à plus de 21 hectares, qu’habite la famille photographiée.
À Nanterre en 1962, presque tous les habitants des bidonvilles sont Algériens ou “Français musulmans d’Algérie”, comme on les appelle à l’époque coloniale, à l’exception de quelques familles italiennes, portugaises, ou marocaines. La Folie seule regroupe 900 hommes et 275 familles, et au total plus de 2.000 hommes et 800 familles vivent dans des baraques. Cette concentration est exceptionnelle : à l’échelle de la région parisienne ou même de la métropole, une minorité des Algériens, 10 à 15 % environ, vivent en bidonville.
C’est cette particularité de Nanterre qui a attiré l’attention des pouvoirs publics dès 1956. Les bidonvilles sont rapidement considérés comme des bastions du Front de libération nationale (FLN). À partir de 1958, une politique spécifique de résorption des bidonvilles algériens est mise en place. En parallèle, le Service d’assistance technique pour les Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA) dirigé par un militaire issu de l’armée coloniale, le capitaine Montaner, mène une double action d’encadrement administratif et de renseignement. Des opérations de répression de grande ampleur sont également menées par la force de police auxiliaire composée de harkis pour appréhender des militants nationalistes ou trouver des armes. La répétition et la violence de ces opérations expliquent pourquoi l’indépendance prend un relief particulier à Nanterre. Pour ces habitants, elles représentent l’espoir de la fin de ces violences, et aussi de manière confuse, la possibilité de repartir vivre dans ugbjhn pays enfin indépendant.
Pourtant, si la vie dans les bidonvilles est particulièrement difficile et dangereuse en raison aussi du froid, de l’absence d’eau courante et des empoisonnements au monoxyde de carbone, beaucoup d’habitants ont trouvé dans ces quartiers un espace d’accueil communautaire offrant de la solidarité face aux discriminations et aux rejets dont les Algériens font l’objet de la part d’une partie de la population française. Les plus anciens habitants ont trouvé une certaine stabilité, voire sont parvenus à un confort relatif à une époque où le mal-logement est répandu partout. Le fait de disposer de deux ou trois pièces et la présence d’une cour permettent par exemple à chaque famille de disposer d’une relative intimité, contrairement aux hôtels meublés et aux minuscules logements insalubres qui sont le lot de nombreuses familles.
Malgré la joie ressentie le 5 juillet 1962 qui se lit sur ces photographies, beaucoup d’Algériens vont hésiter à repartir pour l’Algérie au lendemain de l’indépendance, face à l’incertitude politique et économique qui y règne, et alors que le travail ne manque pas en France pour les ouvriers. Si Bachir Banni repart à El Oued dès 1963, la famille prise en photo par Monique Hervo le jour de l’indépendance fait le choix, comme la plupart des familles de La Folie, de rester encore en France.