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Ill. 1 Les petites filles du camp de regroupement d’Oudjana, hiver 1961. Photographie prise par Jean V. appelé du contingent.
Ill. 1 Les petites filles du camp de regroupement d’Oudjana, hiver 1961. Photographie prise par Jean V. appelé du contingent.

Cette photo en couleur représente des petites filles, âgées d’une dizaine d’années. Au premier rang, certaines se sont assises pour l’occasion, tandis que les autres se sont placées debout, dos au mur. Elles sont modestement vêtues et, pour certaines, les pulls en laine semblent rapiécés, usés et même troués. Certaines ont des fichus colorés noués autour de leur tête. La photographie a dû être reprise plusieurs fois : les petites filles se sont impatientées, certaines fixent l’objectif avec un regard intense, d’autres se cachent le visage en pouffant de rire, certaines sourient timidement, tandis que l’une d’entre elle, avec son foulard blanc, le visage fermé, semble pleurer au deuxième rang. C’est un froid après-midi de la fin de l’hiver 1961 : nous sommes à Taher, et plus précisément à Oudjana, un camp de regroupement situé dans l’actuelle wilaya de Jijel, dans l’est de l’Algérie, à 130 km au Nord de Constantine. Cette photographie, dont la qualité est tout à fait remarquable, est la trace matérielle de l’une des expériences vécues par des enfants algériens et des appelés pendant la guerre d’indépendance algérienne : les écoles tenues par les militaires français.

Faire l’école, faire la guerre

Cette photo immortalise en effet le premier jour d’école pour ces petites filles, dont la salle de classe est située juste derrière elles. Derrière l’objectif se trouve, Jean, un appelé du contingent, qui a fait ses classes à Montpellier entre septembre 1959 et novembre 1960, avant d’être incorporé au 75e Régiment d’Infanterie Alpine jusqu’en décembre 1961. Son service militaire, Jean va l’effectuer en tant qu’instituteur-soldat. En France métropolitaine, il était déjà instituteur dans l’enseignement privé. Lorsqu’il prend cette photo, le jour de la rentrée des classes, il a le sentiment de renouer avec son expérience de civil : « J’ai fait 7 mois de guerre, 7 mois de paix » dit-il. Jean fait partie de ceux que l’armée a détaché pour prendre en main l’instruction des enfants en Algérie pendant la guerre. En 1955, ce dispositif est d’abord pensé comme le moyen de remplacer provisoirement des instituteurs et institutrices civils ayant progressivement fui la guerre en Algérie. C’est seulement à partir de 1957, sous l’impulsion de Raoul Salan, général commandant l’armée française en Algérie, que l’instruction des enfants algériens s’intègre durablement au répertoire d’action de l’armée française. La scolarisation devient un véritable objectif de « pacification », c’est-à-dire un moyen de maintenir l’Algérie française par une propagande active auprès des familles algériennes.

On ne connaît pas l’identité de ces petites filles qui posent devant leur école. Mais comme la plupart des enfants algériens pendant la période coloniale, l’immense majorité des petites filles a été privée d’instruction, faute de volonté politique de la part de l’État colonial. Ces petites filles font aussi partie, avec leurs familles, des deux millions d’Algériens et d’Algériennes déplacées de force par l’armée française dans le cadre de sa politique dite de « regroupement », qui consiste à évacuer ou raser des villages soupçonnés de soutenir logistiquement les maquisards algériens. C’est donc à la suite d’une expérience violente de la guerre, que ces petites filles sur la photographie sont entrées dans la classe de Jean.

Des écoles diminuées et éphémères

Ill.2 « Devant l’école-gourbi », élèves de Stanislas Hutin à El-Milia, 1956, archives privées de Stanislas Hutin.
Ill.2 « Devant l’école-gourbi », élèves de Stanislas Hutin à El-Milia, 1956, archives privées de Stanislas Hutin.

Le quotidien des enfants qui suivent la classe avec les militaires s’apparente à une forme d’alphabétisation en français plus ou moins poussée. Contrairement aux écoles primaires qui fonctionnent sous la houlette de l’Éducation Nationale, celles des militaires s’improvisent quand elles le peuvent, où elles le peuvent, et comme elles le peuvent :  il n’y a ni programme obligatoire défini ou établi, ni fournitures ou matériel scolaire homogène, ni registres d’appels ni même parfois de locaux scolaires adaptés. La classe d’un autre appelé, Stanislas Hutin (Ill.2), s'improvise dans un lieu qu’il qualifie lui-même d’« école-gourbi ». Dans son Journal de bord, il raconte l’installation de son école dans une ancienne épicerie : « 3 janvier 56 – Le commandant de compagnie ouvre une école et un dispensaire dans l’ancienne épicerie. […] Les conditions d'installation sont des plus précaires. […] nous nous installons dans une maison sans fenêtres. Il faut donc laisser les portes ouvertes si l’on veut avoir de la lumière ; résultat, impossible de chauffer. Le feu que nous faisons dans un vieux poêle qui fume n'a guère qu'un effet psychologique […] ».

Jean, comme l’immense majorité des appelés, ne maîtrise aucun mot de kabyle ou d’arabe. Il se consacre surtout à l’enseignement des fondamentaux : lire et écrire le français, mais aussi compter. Chaque instituteur militaire définit ses propres objectifs en fonction de ses moyens et de ses possibilités Le rythme scolaire aussi est singulier : les petits garçons d’Oudjana suivent la classe le matin avec un autre appelé, et l’après-midi vient le tour des petites filles avec Jean. C’est le règne de la classe à mi-temps, faute de personnel enseignant suffisant mais aussi faute de place, étant donné le nombre élevé d’enfants à prendre en charge. Ce n’est pas inédit dans l’Algérie coloniale, où la classe à mi-temps était déjà pratiquée par l’Éducation Nationale. Ces petites filles sur la photographie n’ont connu qu’une scolarisation très brève, sept mois : c’est donc une expérience éphémère que fixe cet objectif.

Les photographies officielles de l’armée scolarisant les enfants algériens saturent la propagande française et alimentent le mythe de la « pacification » en Algérie. Ces écoles servent donc à faire la guerre et leurs images sont enchâssées dans un système de propagande plus général. Mais lorsque Jean prend ce cliché, il n’a reçu aucune consigne ni demande particulière de son commandement. Cette mise en scène complète la somme des souvenirs quotidiens qu’il a photographié durant son service militaire. Il réinvestit à sa manière l’un des rituels propres à l’institution scolaire, la « photo de classe », mais il en fait un usage différent puisqu’il ne la destine ni aux enfants ni aux familles. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années après qu’il cherche à recontacter ces enfants devenus adultes, afin que ces derniers puissent finalement accéder au souvenir visuel de leur passage comme « élèves ».

Citer cet article

Lydia Hadj-ahmed , « Photo de classe à Oudjana (hiver 1961) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 02/12/22 , consulté le 13/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22019

Bibliographie

Hadj-Ahmed Lydia, « School Careers and Experiences of Siblings during the Algerian war of independence (1956-1962) » dans Pierre Guidi, Jean-Luc Martineau, Ellen Vea Rosnes (dir.), Narratives of Education in Times of Colonization and Post Independence in Africa (1920’s - 1970’s), à paraître en 2023 aux éditions Brill.

Hutin Stanislas, Journal de bord. Algérie, novembre 1955-mars 1956, Groupe de Recherche en Histoire Immédiate, Maison de la Recherche, Paris, 2002

Sacriste Fabien, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Paris, Presses de Sciences Po, 2022.

Chominot Marie, « Guerre des images, guerre sans image. Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) », Insaniyat, n°39-40, 2008.

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