Fraternité ouvrière sur un chantier de Montreuil le 19 mars 1962
D’après la légende inscrite au dos de la photographie, nous nous trouvons sur un chantier de construction de la région parisienne : “19 mars 1962, chantier de l’hôpital intercommunal à Montreuil”. La tenue vestimentaire des hommes sur la photographie, très probablement des ouvriers de ce chantier, correspond bien à la légende.
Autour des deux ouvriers qui se serrent la main, on distingue onze hommes rassemblés sur la photographie. Au premier plan et sur le bord gauche, l’un d’eux nous tourne totalement le dos. On peut en compter un douzième, dont on distingue uniquement un bout de casquette, juste derrière la tête de l’ouvrier de chantier qui tient dans sa main gauche plusieurs journaux. Au centre, les deux hommes qui se serrent la main regardent droit devant eux, sans doute en direction d’autres personnes situées hors champ. De part et d’autre du plus petit, trois ouvriers regardent dans la direction du photographe.
Les ouvriers sont tous bien couverts, avec parfois des écharpes autour du cou. Les arbres que l’on voit au dernier plan sur la photographie ne présentent pas encore de feuillage. On peut donc considérer que la datation indiquée au dos de la photographie paraît plausible. Cette date du 19 mars 1962 correspond à l’entrée en vigueur du cessez-le-feu en Algérie, après la signature, la veille, des accords d’Évian. Le photographe a saisi à cette occasion une poignée de main symbolique entre un ouvrier algérien (à gauche) et un ouvrier français (à droite) qui tient des journaux. À y regarder de plus près, la photographie résulte vraisemblablement d’une mise en scène très politique célébrant la fraternité ouvrière et la paix retrouvée.
Le rôle des Algériens dans la construction des équipements publics en métropole
Nous sommes à Montreuil sur le chantier de construction du futur hôpital intercommunal. Daniel Tamanini est certainement le photographe de ce cliché qui a été retrouvé dans son fonds photographique déposé au musée de l’Histoire vivante de Montreuil. L’homme travaille alors pour l’hebdomadaire communiste La Voix de l’Est. Militant communiste et ancien résistant-déporté politique, Daniel Tamanini intègre, dans les années 1950, la rédaction du journal de la fédération du parti communiste français (PCF) pour le nord-est parisien. Ce journal couvre régulièrement l’actualité de conflits sociaux et fait la promotion des réalisations municipales communistes de la région, notamment en matière de logements et d’ensembles collectifs afin de répondre à la forte demande sociale des classes populaires. Durant ces années de guerre (1954-1962), quand bien même le nombre de familles algériennes s’installant en France et fuyant une Algérie en guerre augmente, leur part dans la population globale est toute relative. Les 2000 à 3000 algériens présents à Montreuil constituent une faible part de la population locale et sont peu nombreux à accéder aux nouveaux ensembles collectifs qui voient le jour dans la commune, construits par la municipalité communiste dirigée par André Grégoire. Initié par neufs communes (Bagnolet, Fontenay-sous-Bois, les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Romainville, Rosny-sous-Bois, Villemomble et Vincennes), l’hôpital intercommunal de Montreuil ouvrira ses portes le 5 juillet 1965 avec son premier service : la maternité. La plupart de ces travailleurs algériens se retrouvent alors sur les chantiers des bâtiments et travaux publics alors qu’ils ne constituent, d’après les maigres sources disponibles, que 5 à 10% de la main d’œuvre des petites et moyennes entreprises. Leur présence en nombre sur cette photographie n’est donc pas insolite.
Une photographie commandée par la section du parti communiste de Montreuil
De 1956 à 1961, l’hebdomadaire communiste La Voix de l’Est, pour lequel travaille l’auteur de la photographie Daniel Tamanini, publie chaque semaine en “une” le portrait d’un jeune appelé ou d’un militaire engagé tué en Algérie alors que le PCF demande à l’échelle nationale la fin de la guerre et l’indépendance du peuple algérien. Attardons-nous quelques instants sur les regards de ces travailleurs et sur leur attitude au moment de la prise de vue. Le regard et la gestuelle du travailleur algérien, co-auteur de la poignée de main, semble trahir une légère gêne et affiche un sourire de circonstance qui contraste avec la position du corps, les gestes et le visage très volontaires de son acolyte de droite qui tient les journaux. Sur sa gauche, quatre autres ouvriers, dont celui de dos, regardent dans sa direction. Deux autres de part et d’autre du travailleur français, fixent le photographe. Sur le côté droit, l’un des ouvriers regarde à l’opposé de la scène et semble distrait, voire peut-être désintéressé. Quant au dernier à droite, il regarde le sol et peut-être écoute-t-il les propos du travailleur qui tient des journaux dans sa main et semble avoir pris l’initiative de cette poignée de main, probablement préméditée. Enfin, on distingue au fond et longeant ce qui semble être une cabane de chantier de type Algeco, un ouvrier à l’écart de la scène et manifestement désintéressé par cette « manifestation » sur son lieu de travail.
Le photographe Daniel Tamanini cadre son objectif sur les deux hommes se serrant la main et enregistre sans le prévoir une scène plus complexe, et surtout moins démonstrative que les « organisateurs » de cette poignée de main souhaitent immortaliser. Mais qu’importe, la section du parti communiste de Montreuil, très certainement à la manœuvre, tient ici son image à publier dans les colonnes de La voix de l’Est, illustrant la campagne du PCF depuis 1954 pour la « Paix en Algérie » et pour une « solidarité » et une « fraternité » entre les travailleurs algériens et français en métropole, mises à mal par huit années de guerre.