Fuir son pays engagé dans une « sortie de guerre »
Douze photographies ont été prises le 20 juillet 1962 par un reporter photographe à l’arrivée, en rade de Marseille, du paquebot Ville de Tunis qui transporte, ce jour-là, des rapatriés d’Algérie. Depuis la gare maritime, située quai de la Joliette, les épreuves photographiques rendent compte des opérations de débarquement de ces Français qui fuient massivement leur pays, un territoire sous domination coloniale depuis 1830 et devenu indépendant le 5 juillet, au terme d’une guerre longue de huit années. Au cours du printemps et de l’été, 600 000 individus ont quitté l’Algérie ; ils seront, à terme, un million à partir. La société coloniale disparaît en quelques mois, au rythme de la rotation des avions et des bateaux, pour se transplanter en France métropolitaine.
Ces départs sont bien souvent le dernier recours d’une population collectivement confrontée à des situations de « sortie de guerre » et à une panique quotidienne face à la défaillance de la sécurité publique algérienne qui parvient très difficilement à endiguer les pillages, les enlèvements et les assassinats (les autorités françaises avancent, en avril 1963, le nombre de 3093 personnes enlevées dont 306 retrouvées mortes, 969 libérées et 1818 disparues). À ces peurs s’ajoute la violence du dénuement subi, né de la perte des biens immobiliers, des outils de production, des emplois et de la difficulté à se procurer un cadre de transport pour organiser un déménagement.
Comme la plupart des reportages qui sont alors réalisés, le photographe a rendu compte de l’encombrement du pont supérieur du bateau. Le navire a voyagé sous le régime juridique « trooper », qui permet d’embarquer un maximum de passagers, au-delà des normes habituelles de transport : ce jour-là, plus de 1800 voyageurs, pour une capacité normale de 1300. La plupart sont ceux que l’administration coloniale avait catégorisés comme « Français d’Algérie », puis en 1958 comme « Français de souche européenne ». Quelques-autres sont des « Français de souche nord-africaine », sans aucun doute des familles de soldats supplétifs de l’armée française, connus sous le nom générique de harkis.
Débarquer aux portes d’un monde nouveau
Cette image poignante, à vocation de témoignage, montre l’attente des personnes qui viennent de débarquer. Il est quatre heures moins le quart à l’horloge de la Compagnie maritime transatlantique installée dans l’espace d’accueil de la quatrième classe de voyageurs. La chaleur, la fatigue due aux conditions d’embarquement dans le port de départ et les difficultés d’un voyage inconfortable long de plus de vingt-quatre heures se lisent sur les visages, notamment sur celui de cette femme qui se recoiffe. On devine l’inquiétude de ceux qui ont perdu leurs biens et qui doivent désormais « reconstruire » leur vie dans une France métropolitaine que beaucoup ne connaissent pas.
Mais ce temps suspendu n’est pas seulement celui de l’inquiétude et de l’épuisement. Le photographe a aussi illustré le moment très particulier durant lequel ces voyageurs, sans même s’en rendre compte, deviennent juridiquement des « rapatriés d’Algérie ». Ce statut administratif, renouvelé par la loi du 26 décembre 1961, va non seulement organiser des secours immédiats, mais surtout conditionner l’insertion économique et sociale d’une population contrainte de quitter les territoires coloniaux où elle était jusqu’alors installée.
Dans l’agitation et le brouhaha de la gare maritime, deux groupes d’individus se distinguent, s’inscrivant chacun dans une temporalité particulière. Le premier, à l’arrière-plan, est principalement composé d’hommes qui font la queue devant des guichets. Au premier plan, des femmes accompagnées d’enfants sont assises, surveillant leurs bagages composés de valises, de filets, de couvertures et même d’une chaise longue repliée. Que font-elles ici ? Que peut-on déduire de cette séparation très genrée des voyageurs ?
Devenir rapatrié
La pancarte les surplombant nous donne un indice. Tous se tiennent dans un espace dédié aux services administratifs de la délégation régionale du secrétariat d’État aux Rapatriés. Ce dernier est créé le 24 août 1961 pour devenir, le 11 septembre 1962, le ministère des Rapatriés.
Après des opérations de douane, souvent éprouvantes, pour rechercher des militants de l’Organisation armée secrète (OAS) qui menacent le gouvernement républicain, et d’éventuelles armes, les Français d’Algérie ne peuvent sortir librement des enceintes du port. Ils ont d’abord l’obligation d’ouvrir auprès des services d’État un dossier administratif. Nominatif, ce dossier leur octroie immédiatement un ensemble de prestations sociales qui les émancipent de la condition de simples réfugiés qui les menace. Des « aides mensuelles » leur permettent de recevoir tous les mois, pendant une année, des allocations légèrement supérieures au salaire minimum de l’époque. Elles ont pour principale fonction d’éviter leur paupérisation et de leur octroyer du temps pour retrouver un emploi qui corresponde à leurs qualifications dans des villes qui ne sont pas forcément celles du débarquement.
Par la suite, ce dossier conditionne le versement d’aides à la réinstallation des professions indépendantes, la réembauche prioritaire des salariés dans les entreprises de plus de cinquante employés, le versement des retraites, des prestations sociales, et enfin, l’accès prioritaire à un logement public. De même, les fonctionnaires rapatriés d’Algérie, titulaires ou non de leur emploi, sont identifiés, et immédiatement réaffectés en France métropolitaine, sans interruption du versement de leur salaire habituel. À terme, plus de 800 lois spécifiques, incluant l’indemnisation des biens immobiliers perdus, vont être votées afin de résoudre des situations sociales particulières. Les bénéficiaires seront identifiés à partir du dossier administratif ouvert le jour de leur débarquement.
La réunion des informations et des pièces nécessaires à la constitution de ces dossiers administratifs prend beaucoup de temps, ce qui explique la longueur de l’attente devant l’accueil du secrétariat d‘État aux Rapatriés illustrée par cette photographie. Chaque chef de ménage, le plus souvent un homme, attend son tour afin de satisfaire aux opérations administratives. Pendant ce temps, sa famille patiente, souvent de longues heures, avant de pouvoir librement rejoindre la ville de Marseille.
Le transfert de mondes coloniaux finissants
Un autre détail de la photographie est significatif. Le sac-à-main de la femme qui se tient en son centre est élégant : de modèle Kelly, du nom de la princesse de Monaco qui l’a popularisé, il dit beaucoup des multiples mondes sociaux des Français d’Algérie qui sont en cours de transfert. Ménages aisés et populaires se retrouvent dans une même situation, du moins dans ce temps du voyage et de l’arrivée. À l’arrière-plan enfin, une ambulance de marque Citroën, le modèle « tube », est stationnée pour accueillir malades et invalides qui nécessitent des soins, voire d’être transférés dans des services médicaux. C’est là une illustration supplémentaire du transfert brutal d’un part de la société coloniale d’Algérie en cours de disparition.
La mémoire collective française a bien plus retenu le moment si difficile de l’arrivée que les effets de la machine administrative qui s’est mise en place au même moment. Et pourtant, sans dénier la violence sociale et morale de la situation, et de l’incertitude de l’avenir ressentie par les rapatriés d’Algérie, une réponse étatique a été mise en place pour les émanciper des conditions connues par les autres populations réfugiées et immigrées qui ont bien souvent, elles aussi, débarqué sur ces mêmes quais.