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Une rencontre d’officiers français avec Mohamed Bellounis

Rencontre d’officiers français avec Mohamed Bellounis à Diar El Chioukh, hiver 1957-1958
Rencontre d’officiers français avec Mohamed Bellounis à Diar El Chioukh, hiver 1957-1958

Un ancien militaire français m’a donné cette photographie. C’était en 2019, il était âgé de 83 ans, avait fait un AVC assez récemment. Venue en quête d’une information précise, je suis repartie bredouille mais lestée de ce cliché intrigant (et d’un autre). L’entretien a tourné à la confidence. Pour le témoin, une historienne, c’est quelqu’un qui sait à peu près de quoi il parle, qui en sait plus en tout cas que les gens de sa famille ou de son entourage sur la guerre et l’univers militaire.

Cet homme, un Français d’Algérie, a été appelé au service militaire en 1956. Il a été affecté au 11e Choc. Le 11e Choc était voué au renseignement et aux missions confidentielles voire secrètes, pas toujours légales et sans limites. Mon témoin y aurait été affecté en raison de son intrépidité, me dit-il, mais aussi par relation. Il était chargé de tâches correspondant, au moins au début, à son rang de jeune conscrit. Ainsi, par exemple, il escortait les gradés en mission.

Ce n’est pas lui qui a pris la photographie. C’est un sergent dont il a oublié le nom – il hésite entre deux patronymes. Ce sergent-photographe n’a rien volé.  Le cliché est bien cadré, avec trois hommes au centre et les arbres qui les entourent délimitent la scène. Le sergent a agi à découvert, non loin des hommes. Il a pris la photo sur le vif. Les hommes ne posent pas. Corps penché, main en mouvement, l’homme sur la gauche s’adresse à celui qui lui fait face, sur la droite. Au centre, le troisième semble spectateur.

La scène se passerait près de Djelfa, à environ 300 km au sud d’Alger. Je n’y suis jamais allée, je ne sais pas à quoi ressemble le paysage de cette région. Il me paraît étrangement familier sur la photo. Le sol, les arbres, la clôture, l’animal tout au fond – un cheval, apparemment – m’évoquent la campagne française et ses champs.

Le témoin me dit qu’ils sont, précisément, à Diar El Chioukh, au PC de Bellounis. Ce nom qu’il prononce en montrant l’homme à gauche – celui qui parle – a tout pour retenir l’attention. Mohamed Bellounis était un chef de maquis nationaliste, rallié à l’armée française avant que celle-ci ne l’exécute. Il appartenait au Mouvement national algérien (MNA), dirigé par Messali Hadj. Son histoire reste entourée de l’énigme propre aux retournements et allégeances fluctuantes qui, défiant l’entendement, souvent fascinent.

Je n’ai rien d’autre que la parole de mon témoin pour l’identifier. J’ai pu voir Bellounis dans un reportage de Paris-Match, paru le 14 décembre 1957, mais il est trop peu visible ici pour que je puisse faire une comparaison. Il est pratiquement de dos, son visage est invisible. Son corps et ses vêtements, recouverts d’un burnous, échappent aussi au regard. Il porte une casquette, tout comme l’homme auquel il s’adresse porte le képi. Lui aussi est chaudement habillé. Il a passé une veste matelassée et une cape sur ce qui semble être un uniforme – son pantalon est orné d’un liséré. C’est l’hiver, donc, l’hiver 1957-1958, d’après mon témoin. La chronologie du ralliement du Bellounis le confirme. Le gradé au képi serait un colonel venu en inspection. Au centre : un lieutenant qui aurait fini général au service action du SDECE (Service de renseignements extérieurs français).

La décontraction apparente de l’échange entre Bellounis et ces militaires français ne doit pas faire illusion, tient à préciser mon témoin. La confiance ne régnait pas, dit-il encore. Mal armé, Bellounis aurait aussi été trompé sur l’objectif politique : non pas l’Algérie française mais une Algérie autonome.

Je n’ai pas enregistré l’entretien, volontairement. Le seul fait de déclencher un appareil crée une rupture dérangeante. Il y a un avant, éventuellement décontracté, enjoué, et un après, quand le témoin, se sachant enregistré, dompte sa parole. Là, nous prenions l’apéritif et je posais de temps à autre ma flûte de champagne pour prendre des notes sur mon cahier. Je n’ai pas enquêté ensuite, faute de temps. D’où quelques incertitudes qui, à mon sens, font tout le sel de ce cliché.

Le « drapeau de Bellounis »

Le « drapeau de Bellounis » à son PC de Diar El Chioukh, date inconnue
Le « drapeau de Bellounis » à son PC de Diar El Chioukh, date inconnue

La seconde photographie diffère totalement de la première, sauf dans sa matérialité. Aussi en noir et blanc, elle est d’un format identique (environ 11,5 x 8,5 cm) et ses bords sont dentelés très exactement de la même façon. Toutes deux sont dans les normes des photographies amateurs des années 1950 – j’en ai vu quantité d’autres comme elles, jusque celles dormant dans les greniers dans ma propre famille.

Au contraire de l’autre, en revanche, elle est d’évidence volée tant elle est mal cadrée. Son auteur a cherché à immortaliser un drapeau hissé au sommet d’un mât mais l’emblème, flottant au vent et se détachant sur un ciel nuageux, est coupé. Son geste a dû être rapide et clandestin. À la différence du premier cliché, mon témoin dit, cette fois, en être l’auteur. Il a voulu, m’explique-t-il, photographier ce qu’il appelle le « drapeau de Bellounis ». Je ne savais pas que ce dernier avait son propre drapeau ni si quelqu’un pourrait le confirmer et mieux encore, en décrire la forme et les couleurs. Le cliché n’en est que plus frustrant. Difficile de s’assurer que le drapeau était triangulaire même si sa forme dans le vent le suggère – à moins que le cadre de la photographie, le coupant, en livre une vision erronée. Si je n’ai pas pensé sur l’instant à interroger mon témoin à ce sujet, je lui ai immédiatement demandé quelles étaient les couleurs du fameux drapeau – le noir et blanc rendaient la question évidente. « Vert et blanc », m’a-t-il affirmé. Je n’ai pas pensé à la forme parce qu’il m’a fallu du temps, cliché en mains rapproché des yeux, scruté à la loupe, même, pour m’apercevoir qu’il était impossible de conclure que le drapeau était triangulaire. Je l’ai d’abord cru lorsque le témoin m’a apporté la photographie et suis restée sur cette impression avant qu’un examen minutieux ne me fasse douter. Et c’était trop tard pour revenir vers mon témoin. J’ai toutefois remarqué que le bord du tissu, vers ce qui pourrait en être la pointe, est effiloché. À l’image de l’équipement du rallié envers lequel régnait la défiance ?

Cette seconde photographie n’a peut-être pas été prise le même jour que la première. Mon témoin me précise en effet qu’il est peu allé au PC de Bellounis (deux ou trois fois ? – je n’ai pas bien pris mes notes) mais qu’il lui est arrivé de séjourner sur place. Il lui revenait, selon ses dires, d’éviter des heurts entre les légionnaires et les hommes aux ordres du nationaliste rallié – qui étaient au nombre de 3 000. Il se décrit hébergé dans une « remorque de gitans », quelque peu apeuré, craignant en particulier que les « soldats » – il prononce le mot – de Bellounis ne devinent son identité pied-noire. Il les côtoie alors en effet, au quotidien. C’est du reste une conversation avec l’un des gardes du corps de Bellounis qui m’intéressait et m’a conduite à lui à l’origine. Peut-être a-t-il pris le cliché dans ces circonstances, profitant du temps passé sur place. Il a aussi participé à une livraison de munitions au cours de laquelle il aurait pu sortir son appareil de façon furtive. Cela semble moins probable, cependant, qu’une photo volée dans un contexte de familiarité. Je me demande en écrivant ces lignes s’il n’a pas d’autres clichés et si oui, pourquoi il m’a fait dépositaire de ces deux-là. Les rendre publics en les commentant m’offre l’opportunité d’en faire quelque chose alors que je les détenais depuis trois ans sans savoir quel usage leur réserver – même si j’en ai envoyé copie à un collègue spécialiste des messalistes.

Citer cet article

Sylvie Thénault , « Rencontre avec Bellounis (hiver 1957-1958) », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 06/11/22 , consulté le 06/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21990

Bibliographie

Meynier, Gilbert, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002.

Sidi Moussa, Nedjib, Algérie. Une autre histoire de l’indépendance, Paris, PUF, 2019.

Thénault, Sylvie, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Flammarion, 2012.

Thénault, Sylvie, Des « événements » à la guerre. Idées reçues sur la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Le Cavalier bleu, 2019.

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