Du militant, du combattant, de l’époux, du père, ne demeurent aujourd’hui que les souvenirs de ses compagnons de lutte et de ses proches … et une poignée de photographies. Elles m’ont été confiées par ses enfants qui ont également partagé leurs souvenirs avec l’historienne que je suis. Militant pour l’indépendance de l’Algérie dès la fin des années 1940, Abdelmalek Kitouni a rejoint le Front de Libération Nationale (FLN) à la veille de l’insurrection du Premier novembre 1954. Cet engagement va bouleverser la vie de toute la famille.
Dernière photographie du « temps de paix »
Un dimanche du printemps 1955, Abdelmalek Kitouni emmène ses quatre enfants pour une promenade exceptionnelle au centre-ville de Constantine, en compagnie de son ami Achour Rahmani, lui aussi membre de l’organisation clandestine. L’ambiance est festive : tous sont tirés à quatre épingles, les petits gardent en tête les friandises et les limonades dont le père les a gâtés. Sur le chemin du retour, ils traversent la place de la Brèche et empruntent le trottoir qui longe le square de la République, surnommé le « jardin des pauvres ». Réservé aux « Arabes », il fait face au square Valée, de l’autre côté de la rue, dont les parterres de fleurs et les bancs ombragés accueillent la bonne société européenne. Plusieurs photographes ambulants algériens, avec leur boîtier en bois posé sur trépied, proposent leurs services aux passants. Abdelmalek Kitouni décide d’immortaliser cet instant de bonheur familial. À l’époque, se faire prendre en photo n’est pas une pratique courante au sein d’une famille algérienne populaire. Il n’y a pas d’appareil photo à la maison, les enfants n’ont pas l’habitude de se retrouver face à un objectif. La timidité fige un peu les sourires sur les lèvres.
Le cliché a été pris au mois d’avril 1955. Après des mois de réorganisation et d’entraînement, le noyau FLN constantinois se prépare à passer à l’action armée : le 30 avril, la capitale de l’Est algérien sera secouée par trois attentats simultanés. Si Kitouni sait que cette opération est en préparation, il en ignore évidemment le dénouement mais en redoute les conséquences (mort, arrestation, obligation de prendre le maquis). Comme tout militant endurci, il sait que sa vie peut basculer du jour au lendemain. Par cette photographie, il prend acte des derniers moments du « temps de paix » et offre à ses enfants un témoignage qui pourra servir de support au récit familial et à la remémoration affective.
Une photographie de famille au maquis (1956)
Une année après, les sourires ont quitté le visage des enfants. La guerre est entrée de plein fouet dans leurs vies. Nous sommes au printemps 1956, six mois après qu’Abdelmalek Kitouni ait rejoint l’Armée de Libération Nationale algérienne, l’ALN. Profitant des vacances scolaires, il a fait venir sa famille pour quelques jours dans la région montagneuse d’Aïn Kerma. Cette rencontre familiale au maquis est un fait exceptionnel. Pour garantir la clandestinité des combattants et la sécurité des populations civiles, l’ALN interdisait en effet formellement les visites au maquis et la prise de photographies, ces dernières pouvant constituer des sources de renseignements pour l’ennemi. Au maquis, la mort rôde et chaque jour peut être le dernier. C’est sans doute ce sentiment d’urgence qui l’a convaincu, malgré les risques, de fixer sur la pellicule cet instant précieux partagé avec les siens. Souhaitait-il conserver avec lui un cliché de sa famille dont la guerre le maintenait séparé ? Ou offrir à cette dernière un souvenir, une trace de leur intimité ?
Ils ne sont que six sur l’image, mais la prise de vue a impliqué, hors champ, trois compagnons d’armes d’Abdelmalek Kitouni. L’un s’est posté sur une hauteur pour faire le guet. Sous la garde armée du deuxième, le troisième homme a armé son appareil photographique tandis que le père ordonnançait une pose soigneusement mise en scène. Selon une symétrie parfaite, l’image est composée autour d’un axe central qui sépare le groupe des hommes du groupe des femmes. Deux blocs compacts qui font front, ensemble. Les parents sont entourés de leurs deux aînés : Malika, 13 ans et Hosni, 7 ans. Les deux plus jeunes, Naïma, 4 ans et Nadjib, à peine 2 ans, semblent blottis au cœur de cet écrin familial protecteur.
C’est la première fois que la mère, Djouhra, est photographiée, la première fois qu’elle se présente sans voile à un regard extérieur à la famille. Avec retenue mais détermination, elle fixe l’objectif de la caméra tandis que, dans un geste abandonné de tendresse protectrice, elle effleure la joue de sa fille cadette, figée, le regard perdu dans le vide. Le père apparaît amaigri par des mois de privations, vieilli, les traits tirés. C’est pourtant une impression de calme et de tendresse qui se dégage de lui. En tenue militaire et pataugas aux pieds, il pose les bras le long du corps, détendu : il veut renvoyer une image paternelle et non guerrière. Il soutient son benjamin, calé entre ses jambes, qui se gratte l'oreille avec un air renfrogné. Si les petits ne semblent pas percevoir la tension dramatique du moment, les aînés portent toute la solennité de la scène, le corps parfaitement droit, les pieds bien ancrés dans le sol.
Une imagerie révolutionnaire
Dans les bras de Hosni, l’arme du père paraît disproportionnée. Le jeune garçon gonfle la poitrine, hausse les épaules pour paraître plus grand et plante un regard farouche et décidé dans l’objectif, mimant la posture du guerrier héroïque qu’il a pu observer sur les photographies de maquisards qui circulaient dans les familles. Son propre père leur en a fait parvenir quelques-unes sur lesquelles il porte son arme de la même manière. Quelques minutes plus tard, quand sa soeur Malika obtiendra le droit de poser seule, avec l’arme du père, elle adoptera exactement la même pose après avoir revêtu la kachabia d’un des maquisards présents, Rachid Adjali. Pour l’heure, décalée de l’axe du groupe, elle offre un profil de statue, les yeux ostensiblement détournés de l’objectif, le regard fixé sur l’horizon.
Photographier au maquis n’était pas un acte banal. Il impliquait une logistique complexe, en lien avec les arrière-pays urbains. Pas de laboratoires dans les montagnes pour assurer le développement et le tirage. Dans ce cas précis, le photographe, Abderrahmane Khaznadar, a confié la pellicule à son frère Tewfik, membre important de l’organisation FLN de Constantine. Ce dernier, amateur éclairé, avait installé dans la ville un réseau de petits laboratoires clandestins chez des militants initiés à la technique photographique.
Un an et demi après cette séance photographique, le père fut tué dans une embuscade de l’armée française. La famille l’apprit dans le journal, avant que les militaires français ne placardent dans les rues du quartier des affichettes avec une photo de lui, se vantant d’avoir éliminé un « dangereux terroriste ». Le corps ne fut pas rendu à la famille qui ne put se recueillir sur sa tombe qu’à l’indépendance, en 1962. Objets rescapés, ces petits rectangles de papier constituent les seules traces visuelles d’une vie familiale bouleversée à jamais par la guerre. Elles sont aussi des sources précieuses pour écrire l’histoire de la lutte d’indépendance algérienne.