Les photographies des appelés : un objet d’échanges sur la guerre
Cette photographie montre deux femmes sous une tente, probablement une mère et sa fille. La plus jeune garde les yeux fixés sur le sol tandis que la femme plus âgée située à droite, qui est en train de filer la laine, regarde droit devant elle, en évitant l’objectif.
J’ai reçu cette photo d’Yves, un ancien combattant que j’ai rencontré à plusieurs reprises, entre 2009 et 2010, chez lui à Villers-Saint-Sépulcre. Pour Yves, ouvrier chimiste alors à la retraite, comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres vétérans que j’ai interviewés, notre rencontre a été une sorte d’expérience cathartique, de libération : « J’étais enfin content de vider mon sac », m’avait-il dit. Contrairement à une opinion répandue, depuis un certain temps les vétérans ne sont pas jaloux de leurs souvenirs. Ils parlent de la guerre et montrent les objets – parmi lesquels les photographies – qu’ils ont ramenés d’Algérie. Dans certains cas ils ont voulu me donner l’un de ces objets (une lampe, une carte militaire, l’écusson du régiment…). Dans le cas des photographies, ce sont plutôt les copies et non les originaux qui sont partagés.
Yves est né en 1939 et rejoint l’armée en 1958, au 457e GAAL, Groupement d’artillerie anti-aérienne légère. En Algérie, l’unité a dû se reconvertir aux spécificités de la guerre en cours, dans laquelle l’artillerie anti-aérienne n’est pas utilisé (l’ennemi n’ayant pas d’avions). Yves reste au 457e GAAL jusqu’en octobre 1961, avec le grade de sergent, dans la deuxième batterie. L’unité était basée à Cheria, comme l’indique le verso de la photographie : c’est un petit village du sud-est de l’Algérie, entre Khenchela et Tébessa. Les accrochages, m’avait précisé Yves, étaient très fréquents dans cette zone. Lui qui connaissait bien la région rejoignait parfois la Légion étrangère en tant que guide.
Différents thèmes dans le viseur des appelés
Ce type de photographie, parmi celles rapportées par les appelés, n’est pas courant. Les Algériens apparaissent en effet rarement sur les photographies que les soldats français prennent alors pendant la guerre. Presque tous les vétérans que j’ai interviewés au cours de mes recherches, pour la plupart appelés du contingent, ont conservé des images de la guerre, prises par eux-mêmes, dans un album ou dans une boîte. Les principaux sujets de leurs photos sont en majorité les soldats et leurs camarades ; puis ils prennent le paysage et le matériel militaire ; et enfin, plus rarement, des Algériens.
À chaque sujet correspond un type de prise de vue. Les camarades sont en général pris en photo de près dans une ambiance bon enfant : la relation entre le soldat-photographe et ses camarades est une relation de partage, voire de complicité. Pour les paysages et les équipements militaires, en revanche, le champ s’élargit jusqu'à prendre des proportions démesurées où les grands hélicoptères H-21 dit « bananes » sont magnifiés à travers des prises de vues qui allient épique chevaleresque et puissance technique.
À mi-chemin entre les portraits rapprochés des camarades et le paysage infini, les Algériens occupent un espace indéfini sur les photos de soldats français. Ni vraiment près, ni vraiment loin. La distance que chaque groupe observe par rapport à l’autre est aussi une distance de sécurité.
Ainsi, les rares photos prises de près comme celle que nous voyons ici donnent l’impression d’avoir été volées : les Algériens qui y figurent regardent l’objectif avec surprise ou suspicion ; d’autres feignent une indifférence qui ressemble plutôt à une opposition intentionnelle, à peine dissimulée comme on peut le voir dans la position de ces deux femmes.
Une image chargée de stéréotypes coloniaux
Par cette photographie, Yves, comme les autres soldats, fixe ainsi une réalité qu’il ne connaît pas – et surtout qu'il ne comprend pas – en l’interprétant à travers les stéréotypes de la période coloniale.
La femme qui file la laine est l’image même d’un passé considéré comme archaïque et folklorique. Au dos de la photo, cette femme est dénommée une « zouze », c’est-à-dire « une vieille dame », condamnée par son âge biologique mais aussi par sa condition historique. La jeune fille qui échappe au regard des soldats en baissant la tête est désignée par le photographe comme « pudique », caractéristique du topos de la vierge révélant les traits coloniaux de l’imaginaire sexuel trouble qui habite ces soldats. À l’inverse, le refus de la jeune fille de regarder l’objectif exprime une dimension politique qu’ils comprennent mal.
L’arriération de la société algérienne et l’image de la femme sont deux des éléments qui resurgissent dans les récits de tous les anciens combattants que j’ai rencontrés.
L’« indigène », pour utiliser l’un des termes de l’époque coloniale parmi les moins péjoratifs, frappe en effet les soldats par sa pauvreté et son arriération, avec pour corollaire la malpropreté. Les militaires qui regardent et photographient en gardant une distance de sécurité – et parfois sans descendre de leur véhicule – ont presque tous la même image : celle d’un peuple pris dans le passé, hors de la marche de l’histoire. Le thème de la pauvreté, présenté d’abord comme un manque d’hygiène – et donc comme une méconnaissance des « manières civilisées » – contribue puissamment à la construction d’une image d’altérité radicale de la population algérienne. Ces thèmes sont insérés plus ou moins explicitement dans un discours plus large sur la « colonisation » et la « civilisation ». Discours qui oublie (volontairement ?) combien encore à l’époque étaient « arriérées » et manquaient d’hygiène aussi les campagnes françaises dont était issue la majorité des soldats.
En regardant de plus près la photographie, d’autres détails ressortent. Les deux femmes sont habillées à la façon traditionnelle de la population Chaouia, les Amazigh qui vivent dans cette partie du sud-est algérien. Leurs corps sont enveloppés dans des grands tissus colorés dont le noir et blanc ne rend pas justice. S’il s’agit de traits vestimentaires connus de celles et ceux qui sont familiers des coutumes des chaouis, ce qui retient l’attention c’est plutôt la jupe de la jeune femme. On distingue en effet sur le tissu…des avions, bien éloignés des dessins géométriques traditionnels, qui révèlent, sans tambour ni trompette, des contacts entre les deux mondes que le regard (et donc la photographie) des soldats français voudrait au contraire annuler, afin de mieux construire a contrario leur propre identité « moderne » dans ce conflit qui est aussi une guerre de « civilisation ».
Malgré l’arrivée des soldats, l’activité de filage de la femme de droite ne s’est pas arrêtée. Elle reste indifférente à la visite des militaires et semble regarder quelque chose ou quelqu’un à qui elle adresse peut-être la parole sans gentillesse (sa bouche est entrouverte, dans une sorte de grimace). Au même moment, le photographe vole cette image, espérant peut-être ramener à la maison le visage de la jeune femme qui lui reste inaccessible.