À l’origine des cimetières militaires : une invention récente, fruit d’une longue évolution
La guerre de Crimée (1853-1856) est à l’origine de plusieurs précédents. Auparavant, les corps étaient enfouis dans des fosses communes non marquées. D’une part, la fin du conflit voit la création du cimetière militaire français de Sébastopol, souvent décrit comme le premier du genre, même si les corps des soldats, regroupés par unités, sont enterrés dans des fosses communes et non des tombes individuelles. D’autre part, le traité de Paris qui met fin à ce conflit fait entrer la préservation des cimetières français de Crimée dans le droit international. Ce mécanisme est repris en 1871 dans le traité de Francfort entre la France et l’Allemagne, qui stipule que le pays où se trouve un cimetière militaire assume la charge de son entretien. Mais c’est avec la guerre de Sécession américaine (1861-1865) qu’émergent les premiers cimetières militaires avec des tombes individuelles soigneusement alignées. Elle donne aussi lieu aux premières tentatives d’inscrire dans la pierre le nom de tous les soldats tombés au combat, soit sur chaque tombe, soit sur un monument.
Au sortir de la Première Guerre mondiale : une entreprise de codification
À la confluence du culte moderne des morts, de l’émergence de nouvelles bureaucraties militaires et des désirs exprimés par les familles, les cimetières militaires de la Première Guerre mondiale sont à la fois étonnamment similaires d’un pays à l’autre et porteurs de différences significatives. Le traité de Versailles stipule leur préservation sur le sol de l’ancien ennemi. Ces lieux sont sacralisés – les sépultures devenant éternelles, ce qui n’était pas offert aux sépultures civiles – mais dédiés au culte de la nation ; les expressions religieuses y sont marginalisées, sauf dans certains pays comme la Roumanie. Ces cimetières nouveaux répondent à plusieurs principes : le premier est celui de l’identification des soldats tués, opération rendue souvent difficile par les atteintes destructrices subies par les corps malgré la généralisation des plaques d’immatriculation dès la fin du xixe siècle. De gigantesques opérations de tri de corps et de restes humains sont donc entreprises après chacune des guerres mondiales. Les corps sont triés par nationalité et ceux des combattants jugés « indignes » (mutins, fusillés, collaborateurs, soldats ayant revêtu l’uniforme ennemi) n’ont pas le droit au cimetière militaire. Des lieux spécifiques leur sont réservés, comme le carré français du cimetière de Frohnau à Berlin après 1945. Les corps sont ensuite identifiés, en utilisant les techniques de la médecine légale dont les limites conduisent à établir des tombes d’inconnus. Ces lieux sont ouverts aux familles des soldats tombés mais l’expression de leur deuil y est sévèrement encadrée. Inspirées du National Cemetery System américain institué à la fin de la Guerre de Sécession, de nouvelles organisations – publiques ou semi-publiques – sont créées pour gérer ces tâches immenses : la Société pour les tombes des héros morts à la guerre en Roumanie (1918), l’Office des sépultures militaires et la Commission nationale des sépultures militaires en France en 1918, le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge en Allemagne en 1919, ou encore la Commonwealth War Graves Commission, créée dès 1917.
Dans les suites de la Première Guerre mondiale : les cimetières militaires, symboles nationaux
Le devenir des dépouilles de soldats est fixé par la loi. En France, celle du 29 décembre 1915 prescrit des tombes individuelles pour les soldats français et alliés tombés au combat ou morts dans un hôpital militaire. Celle du 20 juillet 1920 permet aux familles de demander le retour du corps aux frais de l’État ; hors la France et les États-Unis, aucun État ne prend de dispositions sur le retour des corps. Cela conduit à la création de cimetières militaires en territoire étranger, et donc à des négociations diplomatiques complexes : ces espaces bénéficient encore aujourd’hui d’un statut d’extraterritorialité. Les corps de 44 304 soldats reposent par exemple au cimetière allemand de Langemark, dans la province belge de Flandre-Occidentale. L’extraterritorialité est pensée comme pérenne, symbole de l’éternité de la nation.
Cela conduit à la création de paysages funéraires nationaux particuliers. En Allemagne, dès 1918, l’architecte Tischler définit pour le Volksbund un type de cimetière paysagé vaguement inspiré d’une esthétique imaginée comme « teutonique », celle de « bois des héros ». Chaque tombe devait être ornée d’un chêne. Même si cela ne fut pas réalisé, ces cimetières se caractérisent encore par la présence de nombreux arbres. La France choisit dans les années 1920 des alignements de croix blanches, avec des allées recouvertes de graviers et un simple mât pour hisser le drapeau tricolore. Cet ordonnancement est reproduit à l’identique, y compris en territoire étranger, dans les 265 nécropoles nationales et les 2 000 carrés militaires de cimetières communaux, pour un total aujourd’hui de 74 000 corps, et pour 2 000 cimetières militaires nationaux dans 78 pays. Les corps des soldats tombés dans les guerres coloniales bénéficient du même traitement. À la demande des familles, les croix peuvent être remplacées par des étoiles juives, des croissants musulmans ou même par une pierre simplement arrondie pour les libres-penseurs. Contrepoints à ces cimetières militaires, des ossuaires sont créés pour les restes non identifiés. Le plus important en taille est celui de Douaumont, dans la Meuse, qui contient 130 000 corps français et allemands mêlés, tombés à Verdun. Ce mélange des corps ennemis est exceptionnel. Les ossements y sont visibles depuis l’extérieur du bâtiment.
Le plus grand cimetière militaire du monde est celui de Redipuglia, dans la région du Frioul italien. Inauguré en septembre 1938, témoignage de l’architecture fasciste, il abrite au moins 100 000 morts tombés durant la Première Guerre mondiale. Après la Seconde Guerre mondiale, certains cimetières militaires existant sont agrandis pour accueillir de nouveaux corps, comme la nécropole nationale du Pétant à Montauville, en Meurthe-et-Moselle. Les corps de soldats allemands, bourreaux de l’Europe, ont un statut incertain. C’est seulement après la chute du communisme que des corps sont exhumés, aussi bien pour les corps des soldats soviétiques que pour ceux des Allemands. Après 1989, le Volksbund retrouve et exhume plus d’un million de cadavres en Europe centrale et orientale, construisant des centaines de nouveaux cimetières, comme celui de Chisinau en Moldavie, inauguré en 2006 après cinq ans de travaux.
Reconsidérer les cimetières militaires dans une longue durée, de la fin du xixe siècle jusqu’au xxie siècle, permet d’analyser la place des corps de soldats dans le récit national, à l’intersection des deuils familiaux et intimes et des cultes nationaux des morts. Il s’agit d’une histoire de la construction, du maintien mais aussi de l’évolution des récits nationaux en Europe. Cette page d’histoire montre aussi l’impossibilité de s’affranchir de ces récits, même si les nécropoles servent aussi parfois de lieu de dialogue et de réconciliation.